Nous sommes entrés dans un moment où la démocratie n’avance plus avec assurance, où ses valeurs fondamentales sont rudement mises à l’épreuve sous la pression de deux pôles de radicalité. Ce qui s’est produit, et qui marque le climat actuel, c’est l’étrange capacité des lignes les plus radicales, de part et d’autre de l’échiquier politique, à gangrener le débat public et à s’y imposer comme les lignes les plus expressives.
À gauche, ce sont les fractions les plus radicales qui occupent le devant de la scène. Leur obsession à combattre le gouvernement Arizona l’emporte parfois sur les valeurs qu’elles prétendent incarner, justifiant alors des alliances larges au prix de compromis idéologiques majeurs. Autrement dit : « le mieux devient l’ennemi du bien ». Ainsi, l’appel à un front large inclut parfois des figures radicales prônant la violence, ou des intellectuels dont les discours laissent entrevoir des relents conspirationnistes, voire antisémites, et accessoirement, des acteurs de l’islam politique.
À droite, les expressions les plus en vogue s’éloignent clairement de la ligne libérale traditionnelle. Une partie de cette famille politique s’est laissé entraîner par ses marges les plus dures, jusqu’à reprendre à son compte les discours et les obsessions de l’extrême droite, au point de briser le « cordon sanitaire » qui avait jusque-là défendu les valeurs du libéralisme politique. Cette complaisance s’illustre notamment par l’intégration de personnalités issues de formations telles que « Chez Nous » ou le « Parti populaire ».
Ainsi, le « dialogue des extrêmes » dans lequel nous sommes actuellement est une dynamique où les marges politiques s’installent au cœur du débat en obligeant les autres à se positionner par rapport à elles. Cela, au point que les expressions intermédiaires se voient sommées de choisir un camp ou de se taire, enfermant l’espace public dans une confrontation binaire qui efface les complexités.
Congruence des radicalités politiques
Nous sommes donc face à une configuration paradoxale : des positions extrêmes, qui semblent être aux antipodes, finissent par se rejoindre dans leurs effets. Leur affrontement permanent entraîne une polarisation qui a progressivement gangrené une partie de l’espace public. Cette division impose l’idée qu’il n’existe plus que deux camps, que deux narratifs opposés, avec l’injonction de se rallier à l’un d’eux, sous peine d’être assimilé à l’autre. C’est là qu’il faut comprendre cette congruence des radicalités : elles partagent la même logique, à savoir imposer l’idée que seule la radicalité permet d’exister politiquement. Et plus ces extrêmes imposent leur ligne, plus ils marginalisent ceux qui cherchent à défendre une position nuancée, et en accord avec les valeurs fondamentales de la démocratie. La démocratie se retrouve ainsi piégée à devoir céder à l’appel d’un « front large », qu’il soit de droite ou de gauche, et voir ses valeurs vidées de leur substance. Dans les deux cas, la même logique prévaut : faire disparaître la boussole des principes au profit d’une mécanique cynique des rapports de force.
Mais cette guerre idéologique a débordé partout, dans les espaces médiatiques, culturels ou simplement sur la voie publique. Même les intellectuels et les militants s’adaptent, quitte à céder à l’opportunisme et à l’hypocrisie. La recherche de vérité semble avoir cédé la place à un besoin plus pressant : l’approbation de son camp, et plus largement, la quête de reconnaissance sociale. Pris dans des logiques de conformisme idéologique, ils finissent par dire ce que leur environnement attend d’eux, même lorsqu’ils savent pertinemment que ce n’est pas juste. Une duplicité consciente, qui n’a rien à voir avec l’ignorance, mais relève d’une véritable compromission.
Assurément, trop de prises de position se résument trop souvent à des critiques molles, circonspectes, qui refusent de s’engager pleinement. La peur de son propre camp ou du camp adverse a réduit le débat à une simple loyauté, au détriment d’une réelle recherche de justice ou de vérité. Pire encore, ce climat polarisé affaiblit la capacité à nommer clairement les phénomènes graves : l’antisémitisme, le racisme, ou d’autres discriminations, quand ils apparaissent, demeurent souvent noyés dans des euphémismes. Ce choc des radicalités a fini par normaliser les violences réelles, et les lâchetés qui les accompagnent.
Un exemple concret est celui de la promotion « Rima Hassan » à l’ULB. Il ne s’agit pas de revenir sur la polémique, mais de rappeler un fait simple : Rima Hassan n’est en rien une référence musulmane. Elle n’offre aucune perspective d’émancipation et incarne même ce que certains qualifient d’imposture campiste. Les antagonismes étant aujourd’hui si profonds, le choix de son nom a conduit à la diffusion de listes de prénoms d’étudiants, clairement ciblées sur leur origine. L’ULB elle-même a déposé plainte pour incitation à la haine. Un autre exemple marquant : l’annulation du concert du chef d’orchestre israélien Lahav Shani à Gand. Ce qui aurait dû être un événement culturel est devenu une confrontation politique où l’identité ou la nationalité de l’artiste ont été jugées plus déterminantes que la valeur artistique. Là encore, on a assisté à des dérives dignes de la police de la pensée politique. Que dire enfin de l’attaque contre la tombe de Jean Gol, à Liège, qui ne doit pas être considérée comme un simple acte de vandalisme, mais comme l’expression d’une haine plus profonde, d’une polarisation si violente qu’elle en vient à profaner la mémoire d’une figure nationale. Avec lui, c’est toute la minorité juive qui semble visée.
Dans ce choc des radicalités, ce sont toujours les minorités qui paient le prix le plus lourd. Déjà confrontées à des discriminations et autres oppressions, elles doivent en plus subir un climat délétère qui les instrumentalise et les oppose les unes aux autres. Peu importe que l’antisémitisme, l’antimusulmanisme ou d’autres racismes spécifiques connaissent une recrudescence, ces logiques de camps s’en accommodent, voire les exploitent, sans considération pour les personnes directement affectées.
Logique campiste
Toutefois, il faut aussi reconnaître que, parfois, certaines figures communautaires (qu’elles soient reconnues ou autoproclamées) contribuent elles-mêmes à alimenter la polarisation et à renforcer cette logique de camps. En s’alignant mécaniquement sur ces grilles de lecture, certains cadres communautaires ne font que renforcer la polarisation, là où leur responsabilité devrait être de la dépasser. En privilégiant des loyautés partisanes au détriment des valeurs, ils cèdent à une logique campiste. Instrumentalisés tour à tour par les uns et les autres, ces porte-voix deviennent des figures utiles pour désigner ce que devraient être les “bons minoritaires” et comment ils sont censés penser.
Ces logiques de camps se nourrissent aussi de causes extérieures utilisées comme catalyseurs de nos propres divisions. Le conflit israélo-palestinien en est l’illustration la plus frappante. Il agit moins comme une question étrangère que comme un révélateur de nos propres contradictions politiques. Ainsi, GazArizona a incarné l’archétype du « front large » : agrégation de forces syndicales, associatives et partisanes dans un élan d’indignation légitime, mais au prix d’une dilution totale des repères. Derrière le mot d’ordre de solidarité avec Gaza s’est imposée une logique de camp qui a supplanté la cohérence éthique : rassembler à tout prix, quitte à s’aligner avec des acteurs porteurs d’agendas réactionnaires.
À cette dérive s’en ajoute une autre : la logique de pureté idéologique. Elle tend à exclure toute position jugée insuffisamment alignée et s’attaque à toute parole qui ne se conforme pas aux codes d’un camp. L’appel de BDS au boycott du mouvement israélien arabo-juif Standing Together en est un exemple saisissant : comment une organisation progressiste, qui condamne le gouvernement israélien actuel et défend sans réserve les Palestiniens, peut-elle être ainsi une cible ? En rejetant même ceux qui œuvrent pour la paix, BDS illustre jusqu’où va cette logique campiste : une campagne de sape qui vise toute position non conforme et cherche à s’ériger en gardienne de la « vraie » lutte. Dans les faits, cette posture revient souvent à refuser toute coopération avec des Israéliens simplement parce qu’ils sont Israéliens, même lorsqu’ils se battent contre l’oppression. Est-ce cela, une ligne progressiste ?
Des fronts larges, mais fermés
Le conflit israélo-palestinien devient ainsi un instrument politique. Les tensions qu’il suscite parlent moins de Gaza que d’ici : elles révèlent des calculs partisans et des rapports de force bien d’ici. On ne se contente pas d’évoquer Gaza : on s’en sert. Chaque camp instrumentalise la cause pour élargir son « front large ». Ce sont donc des fronts larges, mais fermés : fermés aux Israéliens, même pacifistes, mais aussi aux Juifs d’ici, suspectés collectivement de solidarité avec « Israël » (amalgame fait entre la politique du gouvernement Netanyahu, les citoyens israéliens – dont une part non négligeable s’y oppose – et le projet sioniste, pourtant polysémique et irréductible aux seuls dirigeants en place). L’inclusion n’est possible qu’au prix d’une répudiation publique, d’un reniement de toute appartenance réelle ou supposée à l’État israélien. Voilà le test de loyauté imposé. Un test qui, au fond, n’a rien à voir avec Gaza ni même avec les Palestiniens. Il ne relève pas de la solidarité, mais du rejet : une hostilité systématique envers tout Israélien, et parfois, plus sournoisement, d’un antisémitisme qui se camoufle derrière l’antisionisme.
Refuser le faux choix, ce n’est pas simplement rejeter l’injonction de prendre parti. C’est affirmer qu’il existe d’autres voies possibles. Cela suppose de rejeter la logique des fronts larges, souvent trop larges. Reste alors la tâche ingrate, mais nécessaire, de reconstruire des espaces politiques capables d’assumer la complexité. En définitive, l’alternative ne consiste pas à choisir un camp, mais à résister aux pressions de la polarisation, à échapper à l’emprise des extrêmes, et à retrouver ses vraies valeurs.






