Regards n°1090

Georges Perec, Ellis Island

Georges Perec, Ellis Island, P.O.L. #formatpoche, 80 p.

 

C’est à la faveur heureuse d’une réédition en format de poche de ce classique du grand Georges Perec que j’ai relu son Ellis Island. En 1978, Robert Bober proposa à son ami Perec de faire un film sur ce lieu de passage douloureux et précaire où les innombrables immigrés devaient montrer patte blanche pour enfin toucher le sol américain. « L’île des larmes », ainsi qu’on la surnommait dans toutes les langues (en yiddish : inzl-trern), devant la statue de la Liberté.

Le récit qui en est résulté est un de ceux où Perec aborde le plus frontalement son rapport à la judéité. Rapport « déficitaire », comme disait Alain Finkielkraut à cette même époque où il faisait paraitre Le Juif imaginaire. Perec se fait d’abord historiographe : « De 1892 à 1924, près de seize millions de personnes passeront par Ellis Island, à raison de cinq à six mille par jour ». Trois semaines de voyages à fond de cale, en troisième classe sur un navire à vapeur de la Cunard Line ou la Red Star Line. A l’arrivée, plusieurs heures d’inspection, de questionnement à l’aide d’interprètes souvent irlandais qui américanisent votre nom d’Europe centrale ou de Russie. Dans le cas le plus favorable on vous dit Welcome to America. Dans les pires des cas, des suicides. Cet entre-deux était le lieu « où ceux qui étaient partis/n’étaient pas encore arrivés ». Cette institution, machine à fabriquer des Américains, fermera ses portes en 1954, avec la dernière navette du ferry, de l’île jusqu’à Manhattan.

C’est devenu depuis un musée que l’on visite. Non généralement pour apprendre quelque chose, mais pour retrouver une trace ancienne de sa mémoire familiale. A un moment de son évocation, Perec soudain dit « nous ». Tente d’établir ce que ce lieu représente pour nous. Qui, nous ? « Nos parents ou nos grands-parents auraient pu s’y trouver/le hasard, le plus souvent, a fait qu’ils sont ou ne sont pas restés en Pologne… ». Et puis, soudain encore, c’est le « je », enfin, qui lui vient. Et d’interroger ce lieu, en tant qu’il est “confusément lié au fait même d’être juif”. Alors viennent ces pages admirables et bouleversantes où Perec établit tout ce qui le différencie de son camarade Robert Bober. Ce dernier poursuit une tradition, une mémoire, et la transmet. Ce n’est pas le cas pour Perec « Je n’ai pas le sentiment d’avoir oublié, /mais celui de n’avoir jamais pu apprendre ».

 

Écrit par : Henri Raczymow

Esc pour fermer

Annette Wieviorka
L'itinéraire d'Annette Wieviorka
Historienne spécialiste de la Shoah, directrice de recherche honoraire au CNRS et vice-présidente du Conseil supérieur des archives depuis 2019,
Mémoire
1116 Dachau illu 1
Les derniers témoins de la libération de Dachau
Le 4 mai 2025, au Mémorial de Dachau (KZ-Gedenkstätte Dachau) une émouvante cérémonie commémorait le 80e anniversaire de la libération(...)
Roland Baumann
Mémoire
1116 Cinéma Karmitz illu
De Bucarest à Cannes, la saga de la famille Karmitz
Jeune homme de la Nouvelle Vague, militant de gauche, producteur et distributeur de cinéma, Marin Karmitz est né « ailleurs(...)
Laurent-David Samama
Culture
1116 Humeur Kotel illu
Entre Netanyahou et le Hamas : le piège du cynisme et de la haine »
L'Humeur de Joël Kotek
Joel Kotek
Israël
Yair Golan
Un Juif digne de ce nom, ça s’empêche
L'Edito de Nicolas Zomersztajn
Nicolas Zomersztajn
Israël
1116 Juifs diaspora Israël
Israël nous implique et nous oblige à parler
Profondément attachées à l’existence de l’État d’Israël, mais lucides sur ses dérives politiques actuelles, différentes personnalités juives européennes ont condamné(...)
Nicolas Zomersztajn
Israël, Vie Juive