Beyrouth, 13 avril 1975 : Autopsie d’une étincelle de Marwan Chahine questionne la mémoire collective de cette journée tragique. Vue comme l’étincelle qui embrase le Liban et le plonge dans quinze ans de guerre civile, l’attaque de cet autobus, le Bosta comme le nomment les Libanais, génère nombre de récits contradictoires : « Un fait divers confus, produit de quiproquos, de rumeurs, de cafouillages et de peurs, s’est transformé en événement historique et même en mythe ». Journaliste français, de père libanais, initié à l’arabe lors d’un long séjour en Égypte pour le journal Libération, Chahine commence son enquête de longue haleine en 2015. Il s’efforce de reconstituer les faits, met en lumière les contradictions entourant l’attaque, présentée par les chrétiens comme la réaction à une tentative d’assassinat de Pierre Gemayel, fondateur des Phalanges libanaises, et par leurs adversaires comme un massacre prémédité de civils palestiniens désarmés, femmes et enfants, y compris.
Comme le relate Chahine, deux événements se déroulent ce dimanche-là à Beyrouth : dans le quartier chrétien d’Ain El Remmaneh, une église est inaugurée en présence de Gemayel, tandis qu’à Beyrouth-Ouest, près du camp de Sabra, un défilé militaire, organisé par le Front du Refus, coalition de partis radicaux, commémore un attentat suicide commis en 1974 en Israël, à Kiryat Shmona. Pour rejoindre ce défilé, les Palestiniens du camp de Tal el-Zaatar traversent des quartiers chrétiens. La police libanaise est incapable d’imposer sa mise en place d’un autre itinéraire. Après le départ de Gemayel, un échange de coups de feu entre des membres de son entourage et des militants palestiniens, tue l’un de ses gardes du corps, Joseph Abou Assi. Des habitants et des miliciens chrétiens se mobilisent, pensant qu’il s’agit d’une tentative d’attentat contre leur leader. En début d’après-midi, venant du défilé, le Bosta traverse le quartier, ramenant à Tal el-Zaatar, des Palestiniens et des Libanais, militants du Front de Libération Arabe (organisation du Front du Refus et proche du parti Baas irakien), certains en uniforme et armés. Le bus est arrêté, mitraillé. 22 passagers sont tués. Marwan note : « La guerre, dans ces premières heures, ressemble moins à une opération planifiée qu’à une série d’enchaînements chaotiques. C’est cette violence au ras du sol que j’ai voulu restituer. Les protagonistes de cette première journée agissent par réflexe, par peur, par instinct communautaire. Leurs motivations sont avant tout territoriales : défendre leur quartier, leur rue. »
Mêlant enquête journalistique, analyse historique et réflexion personnelle, Chahine explore les archives, donne la parole aux protagonistes et témoins de l’événement. Combattants, habitants d’Ain El Remmaneh, survivants de l’autobus, proches des victimes ou des agresseurs présumés… leur parole constitue l’archive vivante du 13 avril et le cœur du récit. Certains parlent pour la première fois, ou cherchent à justifier leur rôle, minimiser leur responsabilité ; d’autres se livrent avec brutalité, se contredisent, reconstruisent l’attaque à partir d’images d’un film. Chahine ne les corrige pas, mais note les flous, les silences et les oublis. Témoigner n’est pas un acte neutre dans un pays où perdurent les rapports de force issus de la guerre. Miroir des fractures confessionnelles, politiques et sociales de la société libanaise, le 13 avril reste un événement méconnu, rarement débattu dans l’espace public en raison de la « stratégie du silence », ce déni collectif qui permet de maintenir une paix fragile. Le Liban n’a jamais écrit d’histoire officielle de la guerre civile.

Relier les fils d’une mémoire brisée
Investigateur honnête, Chahine ne cache pas qu’il débute son enquête dans un arabe balbutiant et accompagné d’un fixeur. Enquêtant sur les trous de mémoire de la société libanaise, les témoins qu’il rencontre le renvoient souvent à sa propre histoire familiale : le Bosta est pareil au véhicule Dodge que conduisait son grand-père, chauffeur d’autobus. Peu à peu, à travers cette histoire, l’auteur se réapproprie son héritage libanais. Le livre, dédié à son père, veut faire sens sur sa propre histoire et sur l’histoire collective, réparer, assumer une mémoire traumatique. Sans prétendre rédiger la « vraie histoire », il tente de relier les fils d’une mémoire brisée, invite à une prise de conscience collective et à un dialogue sur le passé. En donnant la parole à tous les camps, Chahine bouscule les récits communautaires entretenus depuis la fin de la guerre. Une partie de l’opinion publique libanaise salue le livre comme une avancée mémorielle, l’amorce d’un récit national.
Dans son récit captivant, Chahine évoque la mémoire d’un massacre oublié : le 11 avril 1974, dans le Nord d’Israël, à Kiryat Shmona, l’attaque d’un commando du FPLP-Commandement Général, venu du Liban, tue 18 civils dont huit enfants. Ce massacre, suivi de représailles israéliennes, alimente l’instabilité du Liban, exacerbée par l’afflux des fédayins après le Septembre noir (1970). Le 13 avril 1975 à Beyrouth, la commémoration de cette « action exemplaire » par le Front du Refus est suivie par l’attaque du Bosta qui embrase le Liban. Chahine revisite aussi la bataille de Tel Haï en mars 1920 et la mort de Joseph Trumpeldor (1920), un affrontement confus, érigé en mythe de l’autodéfense juive sur la terre d’Israël, le moment fondateur d’un grand récit collectif. Kiryat Shmona, « la ville des huit » est fondée en 1949, en hommage aux « martyrs de Tel Haï », sur les ruines du village palestinien de Khalsa. Comme l’exprime Chahine, il faut vouloir dépasser les récits partisans, reconnaître les souffrances de toutes les communautés et faire face à l’histoire pour construire un avenir commun de paix.