Regards n°1116

Les intellectuels et l’extrémisme

L’intelligence rend-elle perméable à l’extrémisme et à la radicalité ? C’est la question que se pose Samuel Fitoussi, chroniqueur au Figaro, dans son dernier ouvrage “Pourquoi les intellectuels se trompent” (Éditions de L’Observatoire).

Au XXe siècle, de nombreux grands esprits se sont trompés dans leurs prédictions politiques, adhésions idéologiques, ou idolâtries exotiques. Émerveillement devant Mao, l’URSS, ou les Khmers rouges, prévisions totalement ratées sur les projets d’Hitler, admiration pour Fidel Castro, naïveté affligeante sur Khomeiny et le régime des mollahs… Rien n’aura échappé à l’expertise en carton d’esprits supposés brillants comme Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Roland Barthes ou Michel Foucault, et de journaux supposés sérieux comme Le Monde, Libération ou Le Nouvel Observateur. C’est une avalanche de vieux dossiers peu flatteurs que l’on retrouve compilés, disséqués et analysés dans le dernier ouvrage de Samuel Fitoussi, Pourquoi les intellectuels se trompent (Éditions de L’Observatoire). En filigrane, cette question brûlante : Comment des têtes aussi fournies, des esprits taillés pour penser le monde et chercher la vérité, ont-ils pu à ce point – et si souvent – se tromper ? Pire encore, pourquoi des personnalités, comme Simone de Beauvoir, ayant justifié les emprisonnements et assassinats politiques dans des pays où l’on sait aujourd’hui que les victimes se sont comptées en millions, sont toujours des figures de proue honorées en 2025 ?

C’est tout cela que l’essayiste et chroniqueur du Figaro tente d’éclairer dans un ouvrage passionnant, mêlant archives, analyses statistiques et travaux de recherche sur le comportement humain. Y sont relatées de nombreuses expériences sur la façon dont nos opinions et argumentaires se forment – et souvent, pas dans l’ordre que l’on imagine. Mais ce qui fera tomber le lecteur de sa chaise, c’est la retranscription des propos ahurissants tenus sur des dictatures dont on sait le degré de violence. L’auteur s’interroge donc. Les intellectuels seraient-ils, plus que d’autres, attirés par les idées extrêmes ? Sans faire une généralité, il nous dessine une tendance. Et il est vrai que le constat devant les archives est saisissant.

Temple du savoir ?

Si vous avez fait des études universitaires, vous aurez expérimenté ce choc thermique : en arrivant sur le campus, subitement, vous croisez un tas de jeunes gens arborant des idées politiques très marquées, souvent accompagnées d’un discours prémâché, avec grille bingo des mots à placer pour avoir l’air intelligent : système capitaliste, Trente Glorieuses, prolétariat, patriarcat, néolibéralisme, construction sociale… Et vous aurez vite remarqué que les plus vocaux ne sont pas forcément les couteaux les plus aiguisés du tiroir.

L’université est peut-être un temple du savoir, mais, victime de son entre-soi, ne vous apprend pas toujours à réfléchir. En principe, c’est le monde réel, celui du travail et de la confrontation aux autres, qui éveillera l’esprit critique devant la diversité des opinions, les incohérences, et les débats du quotidien… En principe.

Le problème soulevé par Samuel Fitoussi, c’est que dans le monde réel, la consanguinité intellectuelle a tendance à se renforcer. Si l’on reste dans les rails universitaires, faits de thèses, de chargés de cours et de subsides, l’affaire est bouclée : totalement dépendant des autres, tant financièrement qu’amicalement, l’on ne peut que se conformer à la masse. Si l’on entre dans un journal, on est tributaire de la ligne éditoriale. En politique, on est cadré par la ligne du parti. Dans un centre de recherche en sciences humaines, il faudra suivre le courant en vogue, sous peine d’être mis au ban du groupe.

Mais au-delà du compagnonnage académique, comment expliquer que de grands esprits, dont le métier était de penser, se soient si souvent fourvoyés ? Peut-être parce que l’instruction n’est gage ni de vertu, ni de tempérance.

Le savoir n’est pas un rempart à l’extrémisme

Certaines figures du néoféminisme français nous ont gratifiés de leur absence de mesure. Lorsque la militante Caroline De Haas dit « un homme sur trois est un agresseur » et que la journaliste Alice Coffin souhaite « éliminer les hommes de nos esprits », on ne parle pas de culte de la violence au sens strict, mais la radicalité du discours semble être une fin en soi.

En Belgique, l’écrivain Herman Brusselmans avait déclaré, dans une chronique d’août 2024, que la vue de victimes palestiniennes lui avait donné envie « d’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque juif [qu’il] rencontrait ». Le « poète » a été acquitté et le centre pour l’égalité des chances a finalement conclu qu’il n’y avait pas là « d’intentions malveillantes ». On peut souscrire à la liberté d’expression, tout en s’interrogeant sur la motivation d’un intellectuel qui choisit d’offrir à ses lecteurs une image aussi graphique de violence, et un raccourci aussi dangereux.

Le savoir ne rend pas mesuré, bon, ou plus humain. En revanche, si « la cause est juste », on peut justifier toutes les abjections commises en son nom. En 2018, Michel Onfray était invité sur le plateau de l’émission de Laurent Ruquier On N’est Pas Couché. Choqué par la nonchalance avec laquelle Paris Match avait évoqué le portrait de Lénine trônant dans l’appartement du couple LFI Corbière-Garrido, le philosophe remarquait que si la critique du nazisme ne faisait pas un pli, nous faisions encore preuve d’une étonnante mansuétude à l’égard du communisme, eu égard aux « cent millions de morts » dont il s’est rendu coupable. Une remarque à laquelle Christine Angot, alors chroniqueuse dans l’émission, avait répondu : « Peut-être que la comptabilité des morts n’est pas le seul motif pour distinguer les crimes politiques. » Réaction effarée de Michel Onfray : « Alors c’est quoi, le motif ? Cent millions, parce que c’est de gauche, ça passe ? » À quoi la chroniqueuse avait ajouté, « peut-être que l’idéologie, ça compte un peu. » Et Michel Onfray, agacé, de conclure « oui, ça s’appelle une idéologie mortifère (…) ça s’appelle le Goulag, les barbelés, la déportation, les massacres, la Tcheka, la police politique. »  Cette scène résume à elle seule une de nos vilaines habitudes. Quand le programme nous séduit, la coercition, les exécutions ou la radicalité nous semblent moins graves.

Quelles conséquences pour la politique ?

Parmi les figures politiques, il en est aussi que l’on pourrait, par leur niveau d’instruction ou leur parcours, qualifier d’intellectuels. Et leur savoir ne les immunise pas non plus contre la bêtise. Nous ne referons pas ici la liste des énormités balancées par Jean-Luc Mélenchon. Mais s’il est un point sur lequel tout le monde s’accorde, alliés ou adversaires, c’est qu’il s’agit d’un homme intelligent et très cultivé. Et nous ne saurons probablement jamais ce qui a transformé le chevalier laïc en communautariste prêt à souffler sur toutes les braises. Sa ligne de conduite ? Allez toujours plus loin dans l’outrance et, surtout, ne jamais s’excuser.

La gauche n’est pas seule dans ses errances. Le sulfureux de la droite étant Eric Zemmour, un homme dont, là encore, tout le monde, adversaires compris, s’accordera à dire qu’il est loin d’être un imbécile. Mais son savoir ne l’empêche aucunement de dire des énormités. Sa défense

de Pétain qui aurait « sauvé les Français juifs » relève sans doute d’un penchant évoqué dans le livre de Samuel Fitoussi : pour correspondre à la ligne de pensée d’une famille politique que l’on juge être sienne, et à qui l’on souhaite plaire, on prêche une idée que l’on attribue à cette famille. Héros de la Première Guerre, honte et souillure nationale de la Seconde, le Maréchal Pétain est une figure clivante pour la France. Le réhabiliter confine à l’absurde mais la démarche, sans doute, a permis à Zemmour d’offrir des gages à la droite nationaliste et d’envoyer un message patriotique : « J’aime tellement la France, que j’embrasse même des pages dont on nous dit que nous devrions avoir honte ».

Bien sûr, il ne faudrait pas tomber dans la caricature anti-élites qu’un livre comme celui de Samuel Fitoussi pourrait nous pousser à adopter. Les études universitaires ne vous transforment pas de facto en maoïste ou en pétainiste ! Il est des philosophes, comme Etienne Klein, André Comte-Sponville ou Julia de Funès, par exemple, qui ont une parole tout à fait mesurée, rationnelle, construite, et n’adhèrent en aucune façon à des thèses folles, liberticides ou coercitives pour plaire à une famille politique ou académique, ou à « l’ère du temps ». Un bon indicateur de salubrité lorsque l’on écoute un intellectuel ? Qu’il soit capable d’entendre une contradiction, d’y réfléchir, et, le cas échéant, de sourire et de dire « vous avez raison » ou « je ne sais pas ». Que faire pour se prémunir des illuminés ? Se méfier comme de la peste de ceux qui vous présentent des solutions simples et des formules magiques pour réenchanter le monde en rééduquant l’Homme. Se méfier des modes d’emploi, car l’être humain n’est pas un sèche-linge. L’écrivain, le philosophe, l’homme politique qui mérite notre attention est celui qui présente deux qualités primordiales : la curiosité et l’écoute. Celui qui ne confond pas convictions et certitudes, opinions et faits, croyance et vérité.

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