Passons par une brève biographie des deux militants suédois. Greta Thunberg est un symbole fort de la « génération climat » qui avait initié le mouvement de protestation en 2019 en faisant une grève devant son lycée. Depuis, cette leader d’opinion parcourt le monde et capitalise 14 millions d’abonnés sur son compte Instagram. Andreas Malm est docteur et maître de conférences en géographie humaine à l’université de Lund. Dans son livre Pour la Palestine comme pour la terre. Les ravages de l’impérialisme fossile, il affirme que c’est lors d’un premier voyage d’un mois en avril 2002 en Cisjordanie qu’il initie son engagement militant : « Dans un camp de réfugiés de Jénine (…) nous [son ami américain et lui] sommes (…) tombés sur le numéro trois du djihad, gravement blessé, dans une cachette, et nous l’avons aidé à s’en sortir pour qu’il soit soigné. Voilà d’où je viens ; le climat, (…) est arrivé plus tard. ». Ses deux ouvrages les plus célèbres ont bouleversé le champ d’action écologiste par leur originalité. Dans Fossil capital : The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming (éditions Verso), il théorise les causes du dérèglement climatique. Réfutant l’anthropocène (nouvelle ère géologique provoquée par l’humain) il propose le capitalocène, soit le capitalisme occidental comme origine du problème. Dans Comment saboter un pipeline (éditions La fabrique, 2020) il affirme que « la violence collective non armée » contre les objets (et non des personnes) peut provoquer un changement de paradigme socio-politique.
Précisons que le discours écologiste est généralement traversé par des dynamiques pacifistes : Greenpeace en est l’exemple le plus probant, leurs actions spectaculaires ayant dès leurs débuts la non-violence comme socle. Or, à l’égard d’Israël, Malm revendique joyeusement[1] la violence, célébrant celle des Palestiniens qui « n’avaient que des pierres, parfois quelques couteaux ; le 7 octobre ils avaient des roquettes, des RPG, des fusils, une poignée de drones et les inoubliables parapentes ». Ce n’est donc pas sur le terrain de la brutalité que nous trouverons ce qui lie son antisionisme à son engagement écologique.
« Obsédé » par l’année 1840
Malm attribue les problématiques contemporaines relatives aux énergies fossiles et au réchauffement climatique au capitalisme britannique du début du XIXe siècle. Son ouvrage Pour la Palestine comme pour la terre. Les ravages de l’impérialisme fossile (débute par une exploration historique. S’il se dit « obsédé » par l’année 1840 en histoire et critique des scientifiques de cette discipline qui n’est pas la sienne, il admet toutefois son manque de sources régionales « faute de lire l’arabe ». Il faut aussi noter l’emploi abondant du terme Palestine, anachronique pour désigner cette région avant le mandat britannique. La première partie du livre avance que le développement de la technologie de la vapeur par les Britanniques et l’expansion de leur flotte est l’élément déclencheur de l’avènement impérialiste dans le Levant dès 1840. Forts de bateaux surpuissants, les Britanniques sont à l’origine du business as usual[2] capitaliste, qui valorise l’argent au mépris de la vie. Ils ont soumis violemment les levantins et les Égyptiens à leurs industries délétères. On constate la présence du socle conceptuel écologiste : le Bien réside dans la protection de la nature, incarnée par les paysages, les cultures et patrimoines préindustriels ainsi que par l’innocence des peuples indigènes. Ainsi, les arabo-musulmans, occupant le rôle de « bons sauvages écologiques » s’opposent aux britanniques (et aux européens) coupables. On retrouve en filigrane chez Malm la tendance écologiste à la culpabilisation des Juifs et des chrétiens dont les textes appelleraient à la domination de la nature et des animaux (Genèse,1 : 26-28). Jusqu’ici, la proposition anticapitaliste et écologiste de Malm correspond aux valeurs et aux discours écologistes.
Andreas Malm se livre à une réflexion sur la nature des relations entre l’impérialisme fossile anglo-saxon et le sionisme. Le livre se divise en quatre parties : la première, pamphlétaire, se livre à une violente critique de la destruction et du « génocide » – le terme est suremployé sans définition ou réflexion préalables – illimités[3] opérés par Israël depuis la bataille Tufan al-Aqsa – tout le lexique et l’univers islamiste sont aussi abondamment mobilisés, de même que des citations de Nasrallah (p.86) ou la glorification de la « résistance palestinienne » représentée par le Hamas pour qui « la lutte armée a été imposée ». La thèse principale est soutenue dans la deuxième partie, la plus longue, suivie de deux « réponses à certaines objections sur la résistance/sur le lobby », dans un esprit de « camaraderie critique ».
Les États-Unis, « maître de la terre »
Andreas Malm réfute l’idée du contrôle du « lobby sioniste » sur l’impérialisme anglo-saxon : pour lui, il en est plutôt le bras droit destructeur. Le processus de destruction écologique anglo-sioniste commence selon lui en 1840, date à laquelle il fait coïncider la proposition de « colonisation par des Juifs » du Levant avec les premières attaques britanniques émanant de bateaux à vapeur à Acre. C’est ici que le jeu entre antisionisme et écologisme s’actualise. Dans cette perspective, les méchants Etats-Unis, « le maître de la terre », héritiers des britanniques et instrumentalisant les sionistes, représentent la menace impérialiste, coloniale, polluante, mécaniste, lobbyiste, prométhéenne, avide de pouvoir et guerrière, tandis que les gentils djihadistes symbolisent les victimes, exempts de toute soif fossile – aucune monarchie pétrolière n’est incriminée –, représentant la souveraineté des peuples, l’héroïsme, la noblesse de la lutte anti-impérialiste et de manière implicite la protection environnementale.
Dans cette simplification narrative, les coupables sont le « capitalisme » dans le discours écologiste[4] et « Israël fossile » (p.76), « colonie satellite [anglo-saxonne] en Palestine » dans le discours antisioniste vert de Malm. Origine toute puissante des malheurs du Levant, le trio sionisme/impérialisme/capitalisme est constitué de caractéristiques similaires : par la « soif de sang[5] », « l’art de détruire », la nature eschatologique[6] (« semeur de mort », « feu d’enfer »), l’avidité pécuniaire (« protéger les routes pour le marchand », « riches capitalistes », « Juifs entreprenants ».
L’antisémitisme réside par ailleurs dans l’ignorance, les biais cognitifs et quasi complotistes qui parsèment le texte comme : « avant d’être juif, le sionisme a été impérial (…) dans le contexte de cette longue durée le génocide à Gaza n’apparait pas si accidentel ». Israël « est une structure[7] », « une invention » spatio-éco-temporelle d’influence, étant donné que « les étapes de la destruction de la Palestine sont également des étapes de la destruction de la Terre ». Et d’ajouter « le lobby des combustibles fossiles et le lobby sioniste sont des excroissances épiphénoménales de structures profondes qui ont opéré sur une très longue durée. »
Israël et les entreprises d’énergie fossiles
La morale est un attribut inhérent au discours écologiste, tout comme la valorisation des liens entre justice sociale et justice climatique. C’est dans ce cadre que la militante écologiste Greta Thunberg, qui ne postait quasiment rien au sujet de guerres auparavant[8], est devenue, depuis le 7 octobre 2023, une fervente détractrice d’Israël. Depuis le 1er janvier 2019, l’activiste a posté approximativement quarante publications pour dénoncer et boycotter Israël. Elle s’affiche systématiquement avec un keffieh. Le post du 23 septembre 2024[9] illustre cette convergence des luttes : « Signez la #BoycottChevron pétition maintenant (…) @gretathunberg se joint à l’appel palestinien pour boycotter Chevron : Chevron alimente le génocide et l’apartheid israéliens, ainsi que la destruction de l’environnement. Alors qu’Israël bombarde des hôpitaux, des maisons et des écoles, Chevron lui fournit de l’énergie et finance son arsenal génocidaire. Rejoignez la semaine mondiale d’action cette semaine en vous engageant à #BoycottChevron. » Remontant aux sources des fournisseurs d’armes, tout comme Andreas Malm, elle fait d’Israël et des entreprises d’énergie fossiles les ennemis publics numéro un.
On peut conclure de ce qui précède que la convergence des luttes peut être plus que constructive, dans la mesure où elle permet de réfléchir et agir de façon systémique. Il en va autrement d’une confusion trouvant un bouc émissaire commode et d’une nette tendance à la mise en récit d’un monde dichotomique, au sein duquel les Juifs se trompent quant à leur besoin de souveraineté et de solution à leur condition de réfugiés. On peut alors regretter que des activistes aussi brillants que Malm ou Thunberg se servent pour le premier d’explications historiographiques douteuses pour trouver un coupable, concrétiser un désir de violence (certes très humain) et pour la seconde qu’elle s’attache à la cause palestinienne si légitime pour dynamiser sa campagne de communication. Leur double-standard, que nous connaissons désormais bien quand il s’agit de ne pas fustiger les pays peu regardants des droits humains, pourra je l’espère se métamorphoser en un discours plus nuancé et empathique à l’égard des Juifs et de la condition des Israéliens, qui affirment leur volonté de mettre fin à la guerre[10].
[1] Simon Blin, « L’activiste écolo Andreas Malm a vécu l’attaque du Hamas le 7 Octobre comme une ‘‘jubilation’’ », Libération, 10 avril 2024.
[2] Une formule employée de façon très critique par les écologistes.
[3] “ça n’en finit pas, ça continue (…) ça ne s’arrêtera donc jamais”, affirme-t-il p.17.
[4] Erica Lippert, La mise en récit des ethos écologistes sur Instagram : une cartographie entre la France et le Québec, Thèse de doctorat, ULB, 2023.
[5] Malm affirme « c’est ce qu’on s’est dit aussitôt au matin du 7 octobre : ‘‘Ils vont détruire Gaza. Ils vont tuer tout le monde’’ » (p.20).
[6] Le philosophe Hicham-Stéphane Afeissa a démontré les liens intrinsèques entre discours apocalyptiques et discours écologistes dans La fin du monde et de l’humanité, PUF, 2014.
[7] Dans Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse, (Gallimard 2024) la sociologue Eva Ilouz explique les effets confondants de cette notion de “structure” itinérante, « la structure est un concept statique, sans agent, purement abstrait, posée axiomatiquement par le savant. » (p.15).
[8] A quelques exceptions près, comme le post contre l’oppression militaire au Soudan en avril 2022 (https://www.instagram.com/gretathunberg/p/CcABz0RuwUL/), son soutien à l’Ukraine en février 2022 (https://www.instagram.com/gretathunberg/p/CaZc4FcMFtJ/)
[9] https://www.instagram.com/bds.movement/reel/DAQyyb1Cl3v/
[10] Comme le montre Times of Israël le 28 mars 2025 : https://www.timesofisrael.com/69-of-israelis-54-of-coalition-voters-back-ending-war-in-exchange-for-hostages-poll/.