La politique menée conjointement par Donald Trump et Elon Musk représente un tournant majeur dans les relations transatlantiques. C’est un véritable coup de poignard visant la démocratie européenne, qui devra vite se ressaisir et se renforcer pour sauver l’Ukraine, se sauver elle-même.
Dans ma jeunesse, dans les années 1960, je critiquais déjà le régime soviétique. Moi et mes amis, adolescents et jeunes adultes, nous évitions de lire la presse soviétique et de regarder la télévision d’État. Nous étions persuadés que s’y diffusaient des mensonges et de la propagande. Notre principale source d’information sur ce qui se passait dans notre propre pays, notamment sur la répression de la dissidence, était Radio Liberty, une station de radio basée à Munich et financée par les États-Unis. Cette radio avait été brouillée par un système sophistiqué à travers tout le territoire soviétique. Mais tard dans la nuit, l’intensité du brouillage diminuait, et l’on pouvait, en collant l’oreille contre le transistor, capter les émissions.
C’est grâce à Radio Liberty que mon mari et moi, âgés de 23 ans tous les deux, avons appris, en 1971, que les Juifs géorgiens militaient pour le droit d’émigrer en Israël. Tout de suite, notre décision fut prise : dès que nous aurions fini nos études, nous aussi nous partirions en Israël. Et en 1973, comme des dizaines de milliers de Juifs soviétiques, nous avons fait notre aliya.
Aujourd’hui, Elon Musk a l’intention de fermer Radio Liberty, alors que celle-ci continue son travail d’information pour les populations de l’ex-URSS. Son existence est vitale pour les Bélarusses et pour les Russes qui vivent sous des régimes quasi totalitaires. Certes, on n’écoute plus la radio sur ondes courtes, elle n’existe plus. Mais on peut l’écouter sur Internet et en podcasts, et on peut lire sur son site des actualités et des articles analytiques, des opinions, des entretiens, des débats d’excellente qualité.
L’intention de Musk est symbolique du changement de paradigme promu par Trump et son entourage. L’homme le plus riche de la planète cherche à réduire les dépenses publiques et se débarrasser de Radio Liberty qu’il considère comme « un repaire de gauchistes que personne n’écoute ». Bien entendu, cela n’est pas vrai : les gauchistes n’ont jamais été présents à Radio Liberty : ses collaborateurs sont presque tous des exilés des anciens pays communistes et des régimes répressifs actuels, et cette radio à destination de l’Europe de l’Est bénéficie toujours d’une audience importante.
Le couple Musk-Trump déconnecté de la réalité
Ceci n’est juste qu’un minuscule projet de Musk. D’autres sont bien plus grandioses, comme le démantèlement programmé de l’USAID, et plus généralement celui de l’appareil d’État américain. Pour Musk, l’OTAN est également une organisation obsolète, car son « ennemi juré », le Pacte de Varsovie, n’existe plus. On a l’impression que le couple Musk-Trump vit dans un univers déconnecté de la réalité. Ainsi, ils ne reconnaissent pas que la Russie est la seule coupable de la guerre en Ukraine, Trump suggérant que la Russie avait des préoccupations légitimes avec le rapprochement de l’OTAN à ses frontières. Ils ne reconnaissent pas non plus (ou s’en moquent) que la Russie a interféré dans plusieurs élections étrangères : américaines, allemandes, roumaines, notamment, et qu’elle mène plus généralement une politique de déstabilisation occidentale illustrée, par exemple, l’éviction des Français de plusieurs pays africains. Pour Trump et Musk, comme pour Poutine, le droit international et les institutions internationales, ainsi que les valeurs morales sur lesquelles la civilisation occidentale est bâtie ne représentent plus rien.
Il est difficile de prendre conscience du tournant que cela représente. Pendant un siècle, avec des hauts et des bas, les États-Unis ont été à nos côtés. En 1917, ils sont entrés en guerre aux côtés des Alliés, et en 1941, leur puissance industrielle a permis de fournir des armes à l’URSS et à la Grande-Bretagne pour combattre les nazis. L’ouverture du deuxième front contre l’Allemagne nazie a précipité des centaines de milliers d’Américains en Europe. Nous avons tous en mémoire les images des GI’s mourant héroïquement pendant le Débarquement en Normandie. Nous avons tous visité leurs cimetières près des plages du Débarquement, parsemés d’innombrables croix blanches. Ces jeunes gens ne sont pas morts pour des « deals » et des « tarifs » imposés par des milliardaires américains. Ils sont morts pour notre liberté.

Et voilà que Donald Trump et son plus puissant acolyte, Musk, plantent un poignard dans le dos de la démocratie européenne. À Munich, le discours prononcé par J.D. Vance est hostile aux Européens, les accusant notamment de restreindre la liberté d’expression, au moment même où la Maison-Blanche interdit l’accréditation de l’Associated Press et démantèle le ministère de l’Éducation nationale pour mettre fin à ce qu’elle considère comme une révision de l’histoire américaine dans les écoles, visant à « effacer notre histoire, diffamer nos héros, supprimer nos valeurs et endoctriner nos enfants ». En d’autres termes, « l’Amérique doit être fière de son histoire », même si celle-ci inclut une longue tradition d’esclavage et la destruction des peuples autochtones. Quelle ressemblance avec la réécriture de l’Histoire et l’endoctrinement des enfants qui sont allègrement orchestrés dans la Russie de Poutine !
L’Ukraine risque de devenir la première victime de cette trahison américaine. Nous savions depuis des décennies que l’Amérique n’était pas un partenaire fiable. Ainsi, malgré ses promesses, Barack Obama a laissé impuni Bachar El Assad lorsque celui-ci gazait sa propre population, ce qui a permis au dictateur de sévir de longues années supplémentaires. Ainsi Trump, pendant son premier mandat, a réduit par six la présence américaine en Afghanistan, et Biden a achevé le retrait des troupes américaines, en vouant à la mort des milliers d’Afghans qui les avaient aidés. Sans parler des femmes de ce pays, livrées à l’esclavage cruel et sans espoir du régime des Talibans. Nous avons tous en mémoire les images poignantes d’Afghans et d’Afghanes désespérés, qui s’accrochaient aux ailes du dernier avion en partance pour les États-Unis.
Or, jusque-là, les Américains trahissaient leurs engagements loin de l’Europe. Ce n’est plus le cas. Moins d’un mois après son investiture, Trump a mobilisé ses proches conseillers pour négocier une paix en Ukraine, demandant des concessions territoriales du côté ukrainien, son renoncement à l’adhésion à l’OTAN et la tenue rapide d’élections dans ce pays dévasté, dont des millions de citoyens sont maintenant réfugiés à l’étranger. Une situation qui risque de favoriser l’établissement d’un régime pro-russe, exactement comme Poutine le rêve.
Dépecer l’Ukraine
J’ai l’intuition que nous assistons à un spectacle dont le scénario a été proposé par Trump et approuvé en secret par Poutine. Il s’agit de deux rapaces, deux impérialistes, qui ont le plus grand mépris pour la civilisation européenne et ses valeurs, et qui aimeraient simplement dépecer l’Ukraine, comme jadis Hitler et Staline ont dépecé la Pologne. À Poutine, les régions déjà conquises avec leurs richesses minières et sols fertiles ; à Trump, la moitié des actions des sociétés qui procéderont à l’extraction des terres rares et métaux précieux, dans une logique colonialiste. Tel est le « deal » proposé à l’Ukraine, détruite et mortifiée, qui a envoyé à la mort des dizaines de milliers de ses fils et filles pour défendre sa liberté et son intégrité. Ce « deal » obligerait la future direction du pays à se « tenir à carreau » pour ne pas importuner le voisin russe, sans véritable garantie de sécurité.
L’Europe paie aujourd’hui le prix de son indécision. Sans même les injonctions de Trump, nous aurions dû augmenter de façon significative la production des armements modernes et œuvrer pour la victoire de l’Ukraine. Cela n’a pas été fait. Aujourd’hui, si l’Ukraine exige fermement qu’elle-même et l’Europe soient présentes aux négociations, les plans de partage déguisés en plan de paix échoueront. Mais ensuite, il faudra assumer. Et c’est là que le bât blesse. Car, pour convaincre nos opinions publiques de la nécessité de s’endetter pour augmenter radicalement nos capacités militaires, il nous faudra nous battre à la fois contre la propagande russe et la propagande américaine. L’homme le plus riche du monde et l’homme le plus puissant du monde ont déjà prouvé l’ampleur de leur influence. Ainsi, Musk mène une propagande flagrante en faveur de l’AfD et d’autres partis pro-russes et anti-européens. Il faut espérer que l’éveil européen aura lieu et que les plans du couple infernal de partager les sphères d’influence et faire du business « as usual » seront déjoués.
Dans ce sens, Benjamin Netanyahou ne doit pas se réjouir outre mesure d’un fort soutien de Trump. Si les accords d’Abraham qui ont permis l’établissement des relations diplomatiques entre Israël et plusieurs pays arabes sont sûrement un fait positif, la proposition de Trump d’évincer deux millions de Palestiniens de la bande de Gaza pour transformer la région dévastée en un paradis touristique est aussi démente que son intention d’acheter le Groenland ou de transformer le Canada en 51e État américain. Netanyahou aurait dû s’indigner de cette idée pour sauver l’honneur de son pays ! Quand ce ne sont plus les valeurs morales mais l’intérêt matériel qui dicte les décisions politiques, les conséquences risquent d’être dévastatrices.