Sidérant et inquiétant, le geste du patron de X lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump n’est pas un fait isolé. D’une certaine manière, il s’inscrit dans le prolongement de ses appels du pied à l’antisémitisme et au suprémacisme blanc.
À l’heure des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux, la scène – malheureusement bien réelle – s’est répandue comme une traînée de poudre. S’exprimant lors de la cérémonie d’investiture du président Trump fin janvier, Elon Musk a ponctué son allocution très attendue d’un geste qui ne semble rien devoir à l’improvisation : un salut. Un salut fasciste plus exactement, sans doute d’inspiration nazie. « Musk a frappé sa main droite sur la poitrine avant de tirer son bras en diagonale vers le haut, paume vers le bas. Il l’a fait deux fois », écrit la journaliste Katrin Bennhold dans les colonnes du New York Times. Cela ressemblait beaucoup au salut utilisé dans l’Allemagne nazie et dans l’Italie fasciste. « Mais presque immédiatement, un nombre impressionnant d’interprétations différentes ont commencé à circuler. Certains commentateurs l’ont qualifié de “ salut romain ”. D’autres l’ont décrit comme une “ expression sincère de joie ”, ou l’ont dit simplement “ maladroit ”. » Et depuis lors, la masse de commentaires a, d’une certaine manière, éclipsé le geste muskien en lui-même. Un geste destiné à repousser les limites du dicible dans la sphère politique et de l’audible dans l’opinion publique. La preuve en est, ce « Sieg Heil 2.0 » se retrouve décrypté, expliqué et davantage replacé dans un contexte d’essor populiste, mâtiné de domination oligarchique, plutôt que fermement condamné. Au point que l’on cherche, systématiquement, à trouver des circonstances atténuantes à Musk.
L’incrédulité domine dans l’opinion publique : comment un esprit si brillant, capable de rendre accessibles de multiples avancées technologiques, pourrait-il incarner une nouvelle forme de fascisme ? Se peut-il que l’on crée PayPal, Tesla et Space et que l’on devienne, dans le même temps, une coqueluche néo-nazie ? C’est à peine croyable. Et pourtant vrai ! Ces dernières années, en multipliant les dérapages sur son réseau (a)social X, en se mettant dans la roue des pires délires de la fachosphère puis de Donald Trump, en soutenant l’AFD de même que les plus agités des Brexiteurs anglais, c’est un véritable faisceau d’indices le classant à l’extrême droite que le businessman sud-africain a consciencieusement laissé derrière lui.
Repousser les limites du dicible
Une stratégie du choc et du bruit. Quelques minutes après son énième dinguerie, Elon Musk observait les retombées planétaires du buzz qu’il venait de susciter. Le plus désarçonnant dans cette histoire – qui n’a rien de l’épiphénomène – semble être la faiblesse de notre réaction collective. Prenons par exemple l’Anti-Defamation League (ADL). Fondée en 1913, cette organisation se bat avec acharnement contre l’antisémitisme depuis plusieurs décennies. Sur son site, l’ADL définit, décrit et documente le salut nazi sans détour. Un geste qu’elle qualifie de « plus commun symbole du suprémacisme blanc à travers le monde ». À la clarté de cette explication a pourtant succédé, dans la foulée de la sortie du fondateur de Tesla, un affligeant rétropédalage. Pour l’ADL, le salut muskien ne constitue qu’un « geste maladroit dans un moment d’enthousiasme, pas un salut nazi » ! Effet de sidération ou pusillanimité ? Andrea Stroppa, émissaire d’Elon Musk en Italie, s’avère bien moins timide dans sa compréhension du langage corporel de son patron. Dans un tweet plus tard supprimé, ce dernier s’emballait : « L’Empire Romain est de retour et il commence par un salut romain ! ». Fasciste, donc, sans hésitation à le dire ni à le montrer.
Comme le souligne la journaliste Katrin Bennhold, des voix se sont pourtant élevées pour dénoncer le premier salut d’une vague désormais en cours outre-Atlantique, dans des rassemblements tenus devant des foules conquises. « Un salut nazi est un salut nazi », lisait-on dans un éditorial salvateur de l’hebdomadaire allemand Die Zeit. « Il n’est pas nécessaire de compliquer inutilement les choses. Quiconque se tient sur une scène politique en prononçant un discours devant un public en partie d’extrême droite, quiconque lève plusieurs fois son bras incliné de manière caractéristique, fait un salut hitlérien. » Qu’importe, au fond, qu’on le qualifie de « romain » ou « d’hitlérien » puisque s’y cache indubitablement un dangereux symbole fasciste destiné à affaiblir le contrat social démocratique, à miner le débat public en y instillant l’outrance, l’exaltation de la virilité et l’écho insidieux des années 1930.
En creusant l’origine de ce geste signifiant initialement le respect et le ralliement, on prend la mesure de tout le flou qui l’entoure. Un flou permettant de brouiller les pistes, de contourner la censure et de réécrire, d’une certaine manière, l’Histoire. Interrogés sur la question, les historiens s’accordent à dire que sa création est incertaine. Certains la font remonter à la Rome antique, sans date précise, où le bras tendu était censé servir de code de civilité. Pour autant, il n’existe aucune preuve concrète de son utilisation systématique par les Romains. Plusieurs siècles plus tard, le salut romain resurgit dans l’art. Il n’est donc plus réel, mais symbolique seulement, comme l’explique la sémiologue Élodie Mielczareck : « La Renaissance et le néoclassicisme ont redécouvert et réinterprété l’héritage de l’Antiquité, incluant le salut romain. L’œuvre emblématique Le Serment des Horaces (1785) de Jacques-Louis David est un exemple frappant de cette réinvention. Dans ce tableau, le bras tendu devient le symbole d’un serment républicain, de fidélité au collectif et de sacrifice individuel pour le bien commun. » Par sa nature et sa portée, on est ici dans un registre bien éloigné de sa reprise mussolinienne et hitlérienne.
C’est donc en le réinterprétant sans cesse que la modernité va changer la portée du geste. En lui conférant d’abord une nouvelle coloration politique. Dans les années 1920, lorsque le parti national fasciste italien l’adopte, il devient en effet rapidement un symbole efficace, au service des valeurs et de la force retrouvée de l’homme moderne. Le tout bientôt martelé par la propagande de Benito Mussolini. C’est depuis l’Italie, donc, que le salut se répand, bientôt adopté avec quelques variantes et toujours plus de nervosité par le Parti national-socialiste allemands (NSDAP) d’Adolf Hitler. Si le nazisme constituera le tournant que l’on connaît, on notera que le salut fasciste poursuivra sa route ailleurs, en Espagne sous Franco, au Portugal sous Salazar, en Amérique du Sud, en France et en Belgique de façon plus anecdotique, pour satisfaire les bas instincts de nervis en quête de glissement idéologique.
Un élément de pop culture ?
Interdit, après-guerre, dans la plupart des pays mais autorisé en Amérique, il devint par la suite un élément de pop culture permettant de résumer le nazisme à une attitude. Du Dictateur de Chaplin à la série Peaky Blinders, de La Liste de Schindler à Seinfeld, de Borat à South Park, il y eut par la suite une inflation du geste et de son utilisation dans les œuvres culturelles de la seconde moitié du XXe siècle, préparant sans doute l’opinion publique à sa vision prolongée, systématisée et finalement banalisée. Agrégé et docteur en Histoire, auteur de l’ouvrage Auschwitz 1945 (Éditions Passés Composés), Alexandre Bande estime que : « La ‘‘pop culture’’ a permis une distanciation avec la réalité, avec le sens précis des saluts concernés et surtout avec la réalité de ce que furent les régimes fascistes (au sens large) pour les populations (en particulier pour les opposants ou/et les Juifs). » Ce dernier poursuit : « Le temps fait son œuvre. Aujourd’hui, 80 ans après la fin de la guerre, après la Libération des camps et le retour des quelques rescapés juifs du génocide, la distance qui sépare les sociétés européennes qui ont connu le fascisme, le nazisme, s’accentue. Le tabou qui existait dans les années d’après-guerre et tout au long de la seconde moitié du XXe siècle quant à l’usage en public de ces gestes longtemps discrédités qu’étaient le salut fasciste ou le salut nazi, a perdu de sa consistance. La disparition des survivants de la Shoah n’explique pas, à elle seule, la résurgence de ces saluts où se mêlent défiance et sentiment d’appartenance ou d’adhésion à un discours politique. Toutefois elle peut favoriser un basculement des opinions publiques qui seraient plus sensibles à une forme d’indifférence à l’égard de ces saluts. »
À l’heure où l’image se substitue à l’écrit, le succès du salut fasciste et de sa variante nazie nous (re)saute aux yeux. Pas un hasard, explique Martin Winckler, professeur d’humanités médicales à la George Mason University à Montréal : « Le salut est devenu populaire pour la première fois dans les productions scéniques et le cinéma muet, lorsque les films ont commencé à utiliser ce geste dans des drames costumés se déroulant dans la Rome antique, en Grèce et en Égypte. Pourquoi ? Parce qu’en l’absence de son, les gestes dramatiques et ce que nous considérons aujourd’hui comme du sur-jeu étaient souvent la règle. Les gestes de salut ne faisaient pas exception. » À l’instar de Dieudonné avec sa quenelle, ce salut nazi inversé, le geste de Musk remplit une fonction : repousser les limites et ouvrir encore un plus grand la fenêtre d’Overton, cette allégorie des pratiques, idées et opinions désignées comme acceptables dans une société donnée. Il y a dix années de cela, la possibilité de revoir ce geste s’imposer dans la sphère publique paraissait hautement improbable. Désormais dans un nombre croissant de rassemblements et visible à longueur de vidéo, le salut fasciste devient un nouveau marqueur de la grande confusion sociétale et politique. En Amérique, depuis des années déjà, les digues tombent une à une. Le nazisme d’atmosphère serait-il en passe de devenir une perspective séduisante ? À voir Kanye West remettre au gout du jour la croix gammée nazie, on pourrait s’en convaincre.