La très populaire actrice afro-américaine Whoopi Goldberg co-anime le talkshow The View sur ABC. Lors d’une séquence de son émission du 2 février dernier consacrée au retrait de la bande dessinée Maus par une école du Tennessee, Whoopi Goldberg, condamnant fermement cette décision absurde et prenant la défense de son auteur Art Spiegelman, a déclaré que « l’Holocauste n’était pas une question de race, c’est une question d’inhumanité des hommes envers les hommes ». Et lorsque ses collègues lui ont immédiatement fait remarquer que « les Juifs étaient considérés comme une race inférieure », elle a alors rétorqué avec un aplomb déconcertant qu’il était question de « deux groupes blancs de personnes » !
Whoopi Goldberg n’est pas la première personne à considérer que la Shoah n’était pas une entreprise d’extermination d’un peuple défini comme une race inférieure. A vrai dire, cette idée ruisselle depuis de nombreuses années au sein de la population noire des Etats-Unis et s’est diffusée progressivement dans les mouvements antiracistes identitaires et décoloniaux en Amérique du Nord et en Europe. Dans son essai Racisme, mode d’emploi (éd. Larousse) la militante française Rokhaya Diallo écrit que « L’antisémitisme nazi a une particularité : il ne sert jamais à justifier une domination ou l’exploitation d’autres peuples ». Et notre entrepreneuse antiraciste de poursuivre : « L’idéologie nazie, si elle a prêté aux Juifs les caractères négatifs que l’Eglise leur avait déjà associés… ne leur a jamais attribué de caractéristiques inférieures, au point de les dire rusés voire plus intelligents que la moyenne – à l’inverse des Tziganes, des homosexuels et des personnes handicapées, eux aussi déportés mais perçus comme des populations nuisibles ou malsaines ». Ce sont pourtant les lois de Nuremberg qui ont scrupuleusement « racisé » les Juifs. Ces lois raciales ont même visé des personnes qui ne s’identifiaient pas elles-mêmes comme juives ou ne pratiquaient pas le judaïsme, mais dont les parents ou les grands-parents étaient juifs. Et c’est en vertu de ces mêmes lois raciales qu’ils ont été assassinés par des unités de tuerie mobiles ou dans des centres d’extermination.
En fait, les nazis ont exclusivement défini les Juifs en tant que « race ». Ils s’appuyaient sur un éventail de stéréotypes et préjugés négatifs sur les Juifs pour démontrer que l’infériorité raciale était à l’origine des systèmes d’exploitation capitalistes et communistes que le nazisme combattait. Cette forme d’antisémitisme n’est pourtant pas une invention nazie. Elle apparaît sous l’Inquisition espagnole dès la fin du 15e siècle avec la « pureté du sang » (limpieza de sangre). Dans les deux cas, il s’agit d’un antisémitisme racial même si les circonstances géopolitiques et historiques sont évidemment différentes. C’est la même obsession du sang chez les Espagnols que la pureté de la race chez les nazis. La race aryenne, c’est le sang pur espagnol ! Les nazis n’ont évidemment pas lu la littérature consacrée aux statuts de limpieza de sangre. L’antisémitisme nazi s’inspire plutôt d’un large courant de la pensée allemande et française du 19e siècle qui étend la notion de groupes linguistiques (indo-européens et sémites) à celle de race. Il s’agit de montrer que la « race sémite » est inférieure à la « race indo-européenne » mais qu’elle est aussi diabolique. Le mal Juif n’est plus seulement imputable à sa religion mais à sa race qui devient alors une identité indélébile, à laquelle il n’est plus possible d’échapper.
Les Juifs ne comptent pas !
Bien que l’extrême droite diffuse encore des préjugés racistes d’infériorisation envers les Juifs, beaucoup de militants antiracistes ont aujourd’hui tendance à ne pas considérer les Juifs comme des victimes du racisme. Comment expliquer ce blocage ? Cette à cette question que l’écrivain britannique David Baddiel s’est attaqué dans son dernier livre publié en février 2021 sous le titre explicite Jews don’t count (éd. TLS), Les Juifs ne comptent pas. Dans cet essai percutant, David Baddiel s’efforce d’analyser les raisons pour lesquelles l’antisémitisme ne fait plus partie des préoccupations de la gauche et des mouvements antiracistes. Dans un entretien qu’il accordé le 15 juin 2021 au Guardian, il explique les raisons de sa démarche : « Quand j’écoute et je lis celles et ceux préoccupés aujourd’hui par les discriminations, le racisme et le sort des minorités, je m’aperçois qu’ils ont tendance à négliger l’antisémitisme. Le phénomène n’est pas neuf mais les réseaux sociaux l’ont révélé et exacerbé. Comme si le cercle sacré tracé autour de ceux pour lesquels la gauche moderne et progressiste est prête à se battre ne semble plus inclure les Juifs. On s’aperçoit alors que l’antisémitisme est l’angle mort de cette mouvance progressiste ».
Le phénomène n’est pas neuf mais les réseaux sociaux l’ont révélé et exacerbé. Comme si le cercle sacré tracé autour de ceux pour lesquels la gauche moderne et progressiste est prête à se battre ne semble plus inclure les Juifs. On s’aperçoit alors que l’antisémitisme est l’angle mort de cette mouvance progressiste ». David Baddiel s’est focalisé sur la Grande-Bretagne où la question de l’antisémitisme s’est posé au sein du Parti travailliste sous la présidence de Jeremy Corbyn. « Tout cela s’est produit avec l’idée que les Juifs britanniques en sont les principaux responsables. Ce qui est très surprenant quand on connait la discrétion et la prudence de la communauté juive de ce pays. S’il y a bien une minorité qui fera tout pour ne pas se dresser contre la société dominante, c’est bien la communauté juive de Grande-Bretagne », se souvient David Baddiel. « Et il est vrai qu’avec la multiplication des incidents antisémites au sein du Parti travailliste, les Juifs sont sortis de leur discrétion légendaire pour condamner ouvertement ces incidents. Cela a suscité de nombreux débats car pour beaucoup de non-Juifs de gauche, il était inconcevable que des militants de gauche et antiracistes puissent à leur tour exprimer des préjugés haineux envers une minorité. J’ai donc décidé de m’attaquer à cette question en tentant d’expliquer comment et pourquoi l’antisémitisme a été négligé par une partie de la gauche et par des mouvements antiracistes ».
"il y a surtout le vieux préjugé selon lequel les Juifs sont puissants et contrôlent la finance, les médias, l’industrie et le monde "
David Baddiel, auteur de Jews don't count (ed. TLS)
A la fois sous-hommes et maîtres de l’univers
La principale raison pour laquelle les Juifs semblent échapper aux radars de certaines mouvances antiracistes réside dans la singularité de l’antisémitisme. Les Juifs sont les seules victimes de racisme à être considérés par les antisémites comme ayant à la fois un statut inférieur et supérieur. Ils sont en quelque sorte à la fois des sous-hommes et les maîtres secrets de l’univers. « Cette croyance se nourrit entre autres de la situation sociale des Juifs dont la majorité appartient aux classes moyennes supérieures au capital culturel élevé », relève David Baddiel. « Mais il y a surtout le vieux préjugé selon lequel les Juifs sont puissants et contrôlent la finance, les médias, l’industrie et le monde. Ils apparaissent non seulement comme des privilégiés mais surtout comme des dominants toxiques et malfaisants. Ce préjugé constitue donc un obstacle majeur pour les Juifs lorsqu’ils souhaitent que les incidents antisémites dont ils sont victimes soient pris en considération par les mouvements antiracistes. Leur position “privilégiée” et leur soi-disant domination ne leur permettent pas de se présenter en “victimes” ».
Cette indifférence peut même évoluer vers une forme d’hostilité envers les Juifs. Pour une partie de la gauche radicale et de mouvements antiracistes décoloniaux, une circonstance aggravante vient se superposer à l’association des Juifs à la domination : leur « blanchité » ! Non seulement les Juifs sont blancs mais des super blancs. En usant et abusant de concepts aussi douteux que ceux de « blanchité », « privilège blanc », ils ont fini par ne plus se préoccuper de nombreux incidents antisémites parce que ces derniers n’entrent pas dans les cases de la grille de lecture de cette forme d’antiracisme. Si comme ils l’affirment, le Juif est blanc et appartient donc au groupe racial majoritaire dominant, il serait donc doté des privilèges que sa « blanchité » lui confèrent. Par conséquent, le Juif ne peut être victime de racisme car, en tant que blanc, il est en position de domination. C’est ignorer qu’une minorité « non visible » comme les Juifs peut faire l’objet de préjugés et de stéréotypes les assignant à un groupe racial complètement fantasmé. Ce raisonnement fondé sur la « blanchité » des Juifs est donc une ineptie.
Mais une ineptie grave et dangereuse car ce désintérêt pour l’antisémitisme se fonde sur des préjugés tenaces liant les Juifs à la domination et à la puissance alors qu’en réalité, ils sont vulnérables et souvent esseulés. Cette situation inquiétante est d’autant plus mal vécue par les Juifs qu’ils se considèrent malgré tout comme proches et solidaires des autres minorités. En raison de leur histoire, ils ont une conscience aigüe des discriminations envers les minorités. Ils sont donc toujours activement investis dans la lutte antiraciste même s’ils ont de plus en plus le sentiment que cette disposition d’esprit n’est pas réciproque. Lorsque l’antisémitisme les frappe, ils se retrouvent souvent seuls. Une solitude non désirée, mal vécue et rarement exprimée publiquement.
Pourquoi cet article ne mentionne pas clairement que les organisations de gauche sont généralement antisémites depuis au moins plusieurs dizaines d’années en usant du double standard à l’encontre des Juifs et/ou d’Israël. Il en est de même de la plupart des médias. La question est de savoir qui influence l’autre?