En novembre 1975 débute le deuxième procès de Pierre Goldman, militant gauchiste, condamné en première instance à la réclusion criminelle à perpétuité pour quatre braquages à main armée, dont un ayant entraîné la mort de deux pharmaciennes boulevard Richard Lenoir à Paris. Il clame son innocence dans cette dernière affaire et devient, en quelques semaines, l’icône de la gauche intellectuelle française. Georges Kiejman, jeune avocat, assure sa défense. Mais très vite, leurs rapports se tendent. Goldman, insaisissable et provocateur, risque la peine capitale et rend l’issue du procès incertaine.
Pour en prendre la mesure, Cédric Kahn nous invite à voir un film épuré, intense, où les thèmes abordés demeurent d’actualité. Sont soulevés ici la complexité de la justice (en l’absence de preuve en particulier), le lourd héritage des enfants de la Shoah, la faillibilité potentielle du témoin, le racisme présent au sein de la police, la stigmatisation des gens de couleur, l’influence de la presse et des people sur les décisions des jurés… « J’ai découvert Pierre Goldman, il y a une quinzaine d’années par son livre, Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France. Ce qui me saute aux yeux, ce n’est pas son innocence, c’est sa langue, extraordinaire. Son style, sa dialectique, sa pensée. Il me semble que la grande œuvre de Goldman, c’est son acquittement, dont le livre est le catalyseur. La gauche de l’époque s’est emballée pour cet ouvrage, a organisé des comités de soutien, ce qui a créé un contexte très particulier lors du second procès. En dehors de cela, la vie de Goldman, c’est une série d’échecs, de drames, de renoncements. J’écarte donc la piste d’un biopic et je me dis que le film à faire, c’est le procès », expose Cédric Kahn. Avec la scénariste Nathalie Herzberg, il s’engage dans un colossal travail de documentation ; il rencontre Michael Prazan (auteur d’une biographie de Goldman), Georges Kiejman et Francis Chouraqui, ses avocats. Ensemble, ils taillent cette montagne d’informations, prennent quelques libertés, tout en restant très fidèles aux faits et propos.
Et voilà le travail : ce film coloré, à la palette seventies, s’apparente à une pièce de théâtre classique. Ce ne sont pas les dialogues de Racine, Molière ou Rostand, mais la rhétorique de Pierre Goldman – tribun né – et la faconde de Georges Kiejman qui animent l’assemblée. « Le langage dans l’arène d’un procès sert à fabriquer du point de vue, de la conviction, et c’est vertigineux ! Un procès, c’est un match de langage, c’est de la pure dialectique », appuie le réalisateur. Effectivement, ce procès prend des allures d’oratoire et de ring de boxe, avec des soutiens sonores de l’un ou de l’autre camp, jusqu’aux standings ovations. Les saillies de Goldman ressemblent à des buts marqués. Et, pour l’anecdote, le plateau a été fabriqué sur un terrain de tennis, avec un dispositif de réalisation proche des directs sportifs. Le film a été tourné selon sa chronologie et le public de figurants était lui-même suspendu au déroulé du procès. Le réalisateur a voulu placer le spectateur dans la peau d’un juré afin qu’il puisse se forger sa propre opinion. A-t-il tué, n’a-t-il pas tué ? Est-il coupable ou innocent ?
Un enfant de la Shoah
« Moi aussi je veux être un Juif guerrier ! », lance l’accusé, se référant à ses parents résistants juifs communistes qu’il peine à égaler. Celui qui se définit comme un enfant de la Shoah s’est nourri de leur esprit rebelle, mais les luttes ont changé. « Je voulais être comme mes parents, un héros, c’est pour cela que je suis parti faire la guérilla au Venezuela », déclare Pierre Goldman. Il fonce tête levée dans la révolution cubaine, mû, dira-t-il, par l’entraînement au combat, par la camaraderie et par la vie clandestine. « Il était écrasé par l’histoire de ses parents, il en était l’héritier, mais sans le contexte, et avec beaucoup de failles dans sa personnalité. Beaucoup de gens issus de cette histoire ont eu des destins compliqués », souligne le réalisateur.
L’accusé « bolide » entretient néanmoins une ambivalence, voulant, d’une part, s’en tenir aux faits : « Je suis innocent parce que je suis innocent », clame-t-il, demandant à n’être jugé que sur le fond ; exposant, d’autre part, son identité comme circonstance atténuante : « Je veux me libérer de la meurtrissure d’être Juif » lance-t-il par ailleurs, se positionnant comme Juif et fils de résistants – un argument qui sera repris dans la défense de Maître Kiejman, lui aussi enfant de la Shoah et de Juifs communistes. Deux destins, dirait Laurent Delahousse : un good boy résilient, un bad boy délinquant.
Goldman, qui vivait en symbiose avec les communautés noires, sa femme l’était également, dit à un moment : « Nègre et juif, c’est la même chose ! » Goldman disait d’ailleurs de lui-même qu’il était un Juif noir : « Je rêvais que mes enfants soient des Juifs au sang nègre », écrit-il dans son livre. « Il avait compris la proximité entre tous les opprimés. Ça élargit le film et les questions que soulève ce procès. C’est important, je n’aurais pas voulu faire un film strictement judéo-juif », étaye le réalisateur qui a opté pour le maintien de la terminologie de l’époque, nègre d’hier pour noir d’aujourd’hui.
Des rôles magnifiquement défendus
Il y a d’abord le regard glaçant et brûlant de Pierre Goldman, le chaud et le froid, la délinquance et la grande intelligence, interprétés par le virtuose Arieh Worthalter. Si sa physionomie n’est pas celle du modèle au teint basané, l’acteur belge a concentré dans son jeu tout l’intellect, la puissance, la densité et la psyché complexe de l’accusé. Quant à Georges Kiejman, il prend ici les traits d’Arthur Harari, tout aussi froid et stratège, un autre aigle éloquent, chirurgical. Arthur Harari aura passé du temps dans les affaires judiciaires cette année, en tant que coscénariste, avec sa compagne, la réalisatrice Justine Triet, du film Anatomie d’une chute, palmé cette année à Cannes, mais aussi en tant que binôme à l’écran d’Arieh Worthalter. Jerzy Radziwilowicz, qui joue Alter Goldman, le père de Pierre, est venu exprès de Pologne pour faire ce film. On reconnaîtra encore le sosie de Jean-Jacques Goldman, d’un autre demi-frère ou de sa belle-mère, dont les silences et les regards parlants témoignent de leur affection. Et un certain silence semble d’ailleurs encore planer sur l’issue de cette affaire.
Le Procès Goldman ,un film de Cédric Kahn avec Arieh Worthalter, Arthur Harari, Jeremy Lewin, …Sortie en salles : le 4 octobre 2023