Le sacré est à tout le monde

Sarah Borensztein
La journaliste Sonia Mabrouk nous offre un ouvrage à la fois sensible et complexe : "Reconquérir le sacré". Considérant qu’une bonne part des souffrances et faiblesses de notre monde matérialiste vient de ce qu’il a chassé ce sacré pour se focaliser sur l’avoir, l’essayiste tente de réhabiliter une notion souvent méprisée.
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C’est une lecture troublante. Dans Reconquérir le sacré (éd.de l’Observatoire), la journaliste franco-tunisienne fait montre d’une qualité d’écriture et de réflexion indéniable. Mais son tropisme assumé avec le christianisme (bien qu’elle se déclare musulmane), fait parfois douter de ses affirmations d’attachement à la laïcité.

Nous ne sommes pas dans un monde en noir et blanc, et s’il fallait encore le rappeler : oui, on peut avoir des croyances personnelles, une sensibilité à divers degrés à la chose religieuse, tout en étant favorable à un Etat laïc. Néanmoins, l’évocation répétée dans ses pages de Saint Augustin ou de tel pape, et l’éloge très appuyé des églises ou des messes en latin, ne s’articulent pas facilement avec l’affirmation de Sonia Mabrouk selon laquelle il serait possible d’avoir un sacré républicain et laïc.

La journaliste d’Europe 1 et CNews tente-t-elle de rassurer le lecteur français avec des mots magiques auxquels elle ne croit qu’à moitié ? Ou fait-elle simplement face à ce que nous portons tous en nous : des contradictions ? Quoi qu’il en soit, sa question est pertinente : Dans un Etat sans religion, qu’est-ce qui est sacré ? A la lire, on comprend que l’auteur définit cette notion par le rapport à la vie et à la mort, mais surtout à « ce qui nous dépasse » et ressort de « l’intangible », un « plus grand que nous même » auquel on se sent appartenir. Ce sacré impliquerait par là-même un certain respect.

Ainsi cite-t-elle deux exemples très pertinents de sacré non religieux : le Mont Valérien et Auschwitz-Birkenau. En décembre 2021, le Mont Valérien avait été vandalisé par des opposants au pass sanitaire. Le terme « pass » y avait été inscrit avec la graphie du sigle SS nazi. En toute logique, le président Emmanuel Macron avait déclaré « Souiller ce lieu sacré de la République, c’est porter atteinte à ce qui nous unit ». Des propos auxquels Sonia Mabrouk souscrit. Plus récemment, une jeune femme s’est fait photographier sur les rails de Birkenau en prenant la pose telle une influenceuse sur une plage de Dubaï. Le cliché, ridicule et dramatique, a soulevé un tollé. Pourquoi ? Parce que, là aussi, il s’agit d’un lieu sacré. On ne peut pas y faire ce que l’on veut.

La Mémoire pour pèlerinage

Dans le judaïsme, les pèlerinages ne sont plus à l’ordre du jour. Il en existe toujours l’un ou l’autre dans le monde, mais ils sont géographiquement très limités dans leur influence et plutôt de l’ordre de l’anecdote exotique que l’on se raconte à la pause-café. Rien de collectivement rassembleur. Pas de La Mecque version casher. En revanche, le tragique de l’Histoire a créé, malgré lui, un lieu de pèlerinage pour bon nombre de Juifs : Auschwitz-Birkenau. Orthodoxes, conservateurs, libéraux, athées, Européens, Israéliens, Américains… Quel que soit leur rapport à la religion, des Juifs du monde entier sentent un besoin de venir dans ce lieu au moins une fois dans leur vie. Certains s’y refusent, d’autres y viennent chaque année. Certains y prient sans doute, d’autres viennent voir l’endroit où Dieu est mort. Certains s’y couvrent d’un drapeau israélien en guise de couverture réconfortante ou de talith alternatif. D’autres encore, y restent silencieux, songeant simplement à la famille qui y a péri et à ceux qui ont survécu. On y va pour ne pas oublier, on y va pour se confronter à l’horreur du réel, on y va pour y allumer une bougie… Les raisons sont très nombreuses et propres à chacun. Reste ce fait : il y a, dans ce lieu vide, de très nombreux fantômes. Mais il y a surtout quelque chose qui lie de très nombreux Juifs d’opinions et de sensibilités différentes. On peut y mettre mille mots comme un silence. C’est la puissance de la mémoire. Au Mont Valérien ou à Auschwitz, donc, on peut appréhender une forme de sacré non religieux. Oui mais voilà : si le sacré ne s’ancre que dans le souvenir des suppliciés, cela ne suffit pas à donner une pulsion de vie pour les contemporains.

Reconquérir le sacré, Sonia Mabrouk, Ed. de L'Observatoire

Du sang versé au verger fleuri

En 1964, Barbara chantait Le Verger en Lorraine où « Tout le sang qu’ont versé Les hommes dans la plaine, Et tous les trépassés des causes incertaines, Ont fait qu’à ce verger, Il pousse par centaines, La rose et le pommier, Aussi la marjolaine ». Dans ce superbe texte, l’essentiel est dit sur la mémoire : elle doit servir à se mouvoir dans le présent et dans le monde des vivants, à jouir de la beauté de nos paysages, et de la douceur d’un fruit ou d’un amour. Dans Cosmos, Michel Onfray, faisant le deuil de son père, écrivait des pages magnifiques sur la vie du vin, invitant ainsi le lecteur à songer, lorsqu’il en boit, à tout ce qui a précédé cette bouteille : la grappe, la vigne, et les millions d’années qui ont rendu le sol tel qu’il est à l’endroit où ce vin a pris corps. Vertigineux. Faut-il croire en une divinité pour être touché par cela ? Certainement pas. Michel Onfray a toujours clamé son athéisme, pourtant ses pages sur le vin et le temps qui passe font preuve d’une grande spiritualité et, sans doute, d’un rapport à une forme de sacré. L’enjeu est d’accepter sa petitesse face au monde, à ses beautés et ses drames, et de faire de cette conscience, une soif, un socle de vie.

Shatner vs Bezos

En 2021, Jeff Bezos organise plusieurs vols habités dans l’espace. Pour marquer le coup, il offre un billet à l’acteur William Shatner. Mais celui qui incarna le Capitaine Kirk dans Star Trek expérimente, au cours de son vol, ce que l’on appelle l’Effet de surplomb, un phénomène psychologique qui se manifeste chez certains sujets confrontés à la vision de la Terre au milieu de l’immensité de l’espace. Mélange d’émerveillement et de bouleversement, ce choc cognitif a été décrit par différents astronautes comme une prise de conscience de la fragilité de la Terre et d’un sentiment de connexion avec elle. À la descente du vaisseau, Shatner, totalement retourné par l’expérience, tente de décrire ce qu’il a ressenti à un Bezos qui, bien qu’à l’écoute, ne semble absolument pas concerné. En arrière-plan, les autres passagers sablent le champagne. Le patron d’Amazon attrape une bouteille et en fait joyeusement sauter le bouchon avant de revenir vers l’acteur de Star Trek, toujours aussi ému. Les images parlent d’elles-mêmes : l’un des deux, foudroyé par sa vision de l’univers, tente désespérément de communiquer son vertige à un semblable, l’autre, ivre de son exploit, n’a l’air de penser qu’au champagne et aux apparences.

À la lecture du livre de Sonia Mabrouk, on comprend, même si cette anecdote ne s’y trouve pas, que c’est aussi cela qu’elle dénonce. Cette arrogance humaine du tout technologique qui nous fait passer à côté de l’essentiel. L’auteur décrit notre rapport à la nature comme corrompu par notre certitude de toute puissance. Et elle a, évidemment, raison. Mais on ne peut s’empêcher de tiquer sur certaines réponses qu’elle apporte. Toujours au détour d’une page, le christianisme semble être une marotte. Et si elle ne manque pas de rappeler que le sacré religieux peut conduire à la violence et qu’il faut être prudent, on se demande par moments si ces précautions sont sincères ou purement oratoires.

Nous avons les outils

Reste que le manque de sacré, souligné par la journaliste, est réel. Des chantiers éthiques s’annoncent encore en Occident : la fin de vie et le suicide assisté, le droit à l’avortement, le fantasme de l’être humain éternel et augmenté. Et au niveau macro, ce sera pour nous le choix du système démocratique ou du système autoritaire tel qu’il se présente à l’Est. Or, les questions du rapport à la bioéthique, à la nature, à la mémoire, à l’unité nationale ou transnationale, et à la liberté, ne peuvent être toutes entières laissées aux religions. Elles peuvent l’être sur un plan intime et individuel, mais quand il s’agit de faire société ou de prendre des décisions politiques, c’est l’Histoire, la philosophie et la science qui doivent nous éclairer. Si l’on ne trouve pas de cadre pour réenchanter la pensée moderne, le monde religieux lui, trouvera toujours comment combler le vide. Et nous savons tous combien il est dangereux de le laisser seul pour répondre aux angoisses humaines.

Que faire ? En invoquant le sacré laïc, Sonia Mabrouk nous donne de vraies pistes, tout comme Onfray, Shatner ou Barbara. La mémoire doit être transmise comme un catéchisme. Elle doit s’ancrer chez chaque enfant comme un pilier structurant. Notre rapport à la nourriture, perverti par la malbouffe et le véganisme, doit reprendre sens ; ce qui est valable pour la vie du vin l’est pour le potiron ou le bœuf. Dans le prolongement de ce constat, l’écologie et notre lien avec l’environnement constituent aussi une voie à explorer. Quant à la science, elle ne doit pas être qu’une fabrique à confort ou à divertissement, mais un tremplin à l’émerveillement et à la réflexion. C’est ce que s’attelle à faire un Etienne Klein, philosophe et physicien. Enfin, nous constatons combien l’opinion publique s’émeut lorsqu’on brûle ou endommage des livres (qu’il s’agisse de ceux de J.K. Rowling ou de François Hollande). Ce qui signifie que la littérature et l’écriture en général revêtent, elles aussi, un caractère sacré. Mémoire, art de la table, écologie, science et littérature. Oui, nous avons suffisamment d’outils en main pour ne pas devoir laisser le champ libre aux religions. Après tout, le sacré est à tout le monde.

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