Y a-t-il un Sud global ?

Nicolas Zomersztajn
Forgé par des universitaires dès la fin les années 1960 pour désigner les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, le concept de Sud global est repris sans cesse par de nombreux experts pour présenter ces pays comme un bloc d’opposition à l’Occident. Alain Frachon, éditorialiste international du quotidien Le Monde, revient sur la pertinence de cette expression fréquemment utilisée depuis que ces pays refusent de dénoncer l’agression russe en Ukraine.
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Qu’entend-on par Sud global ?

Alain Frachon L’expression a commencé à se diffuser dans les années 1990 mais elle a surtout été médiatisée à l’occasion des votes à l’ONU sur la condamnation de l’agression russe contre l’Ukraine en 2022. C’est en tous cas à partir de ce moment-là que l’expression s’est vulgarisée pour désigner les pays qu’on appelait autrefois le Tiers monde, comme si on essayait de recréer dans un monde post Guerre froide un bloc de pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine s’étant déclarés non-alignés dans la confrontation entre l’URSS et l’Occident.

Cette expression est-elle pertinente pour saisir la réalité géopolitique actuelle ?

A.F.  Je ne pense pas. Il s’agit clairement d’une expression piège car elle ne décrit pas la réalité. On range dans la catégorie Sud global les pays les plus misérables de la planète et une puissance économique, industrielle, technologie et militaire comme la Chine, capable de rivaliser avec les grandes puissances occidentales.

Alain Frachon

L’Inde est aussi un cas intéressant. En raison des quelques huit cents millions de très pauvres que compte cette puissance émergente asiatique, l’Inde est considéré comme un pays du Sud global. Mais en présentant à tort une situation géopolitique dans laquelle l’Inde serait mécaniquement opposée à l’Occident, on se trompe. Certes, l’Inde a refusé de condamner la Russie pour la guerre en Ukraine, 
n’a pas appliqué les sanctions et a continué de s’approvisionner en pétrole, gaz et armement russes. Mais lorsqu’on prend la peine d’observer l’attitude de l’Inde sur la question du Pacifique, elle s’oppose activement à l’expansionnisme chinois jusqu’à nouer une alliance avec les Etats-Unis, l’Australie et le Japon ! Par ailleurs, l’Inde est toujours en conflit avec la Chine dans l’Himalaya où les accrochages entre les deux armées sont fréquents. Je pourrais en dire autant pour de pays comme la Turquie, le Vietnam, l’Indonésie ou la Malaisie. Toutes ces puissances moyennes s’émancipent de leurs parrains traditionnels en penchant d’un côté ou d’un autre, exclusivement en fonction de leurs intérêts stratégiques. Ils font donc preuve d’une forme d’opportunisme stratégique qui infirme complètement l’idée d’un Sud global uni comme un seul homme derrière la Chine et la Russie contre l’Occident.

Dans ce contexte nouveau d’autonomie vis-à-vis des grandes puissances et d’opportunisme stratégique, comment expliquer alors que les pays du Sud global semblent avoir tant de mal à condamner la Russie lorsqu’elle envahit un Etat souverain ?

A.F.  Même s’il s’agit d’un ensemble hétérogène aux intérêts divergents, les pays du Sud manquent de solidarité envers l’Ukraine face l’agression russe. De manière générale, ils ne veulent absolument pas se prononcer sur la cause du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Ils s’abstiennent de condamner la Russie car ils prétendent ne pas vraiment savoir qui porte la responsabilité du déclenchement de cette guerre alors qu’elles sont pourtant évidentes puisque tout le monde sait que la Russie a violé la frontière de l’Ukraine pour l’attaquer alors que celle-ci ne la menaçait pas du tout. Il n’empêche que plus de trente pays essentiellement africains et arabes estiment qu’il y a eu des provocations occidentales. Ils ne veulent donc pas se prononcer sur cette question. En revanche, lors du vote à l’ONU en octobre 2022 sur l’annexion des régions ukrainiennes occupées par l’armée russe, les pays dits du Sud global n’ont pas fait preuve de la même unité. Même si la Chine, l’Inde, le Pakistan et l’Afrique du Sud figurent parmi les principaux pays qui se sont abstenus, de nombreux pays arabes, africains, latino-américains ont condamné la « tentative d’annexion illégale » de quatre régions ukrainiennes estimant qu’il faut respecter l’inviolabilité des frontières et la souveraineté des Etats. Ces votes reflètent donc une situation bien différente et bien plus complexe de ce que d’aucuns imaginent lorsqu’ils parlent du Sud global.

Quelle est la place du ressentiment envers l’Occident ?

A.F. Elle est importante et elle a une multitude de causes. Dans le système international en vigueur depuis la création des Nations unies en 1945, les Occidentaux ont été les premiers à se montrer infidèles aux principes qu’ils ont eux-mêmes érigés. Ce qui a contribué à décrédibiliser ce système, notamment lors des guerres ayant accompagné le processus de décolonisation dans lequel les Occidentaux se sont opposés aux mouvements de libération. C’est précisément l’URSS qui les soutenait. Aujourd’hui, les pays africains s’en souviennent. Cela vaut également pour le conflit israélo-palestinien où les Etats-Unis ont systématiquement trahi les principes qu’ils ont posés, notamment concernant l’interdiction pour une puissance occupante de changer la nature du territoire occupé en le colonisant par la création d’implantations en Cisjordanie. Cette tolérance américaine envers Israël ne passe pas dans le monde arabe, d’autant plus que les Etats-Unis ont encore fait preuve d’infidélité à leurs principes lors de l’invasion de l’Irak en 2003. Certes, les gouvernants peuvent fermer les yeux sur certaines choses, et même normaliser leurs relations avec Israël. Mais malgré tout, il y a des choses qui passent mal et on retrouve une partie du monde arabe qui refuse de condamner la Russie lorsqu’elle agresse militairement un pays voisin et qu’elle annexe une partie de son territoire. Il y a aujourd’hui des générations d’Africains n’ayant pas connu la colonisation. Cela ne les a pas empêché d’adopter une posture contestataire prenant la forme d’un sentiment anticolonial tourné contre l’Occident, et plus précisément contre la France en Afrique occidentale et centrale. Cette dimension est aussi déterminante dans leur positionnement envers la Russie dans le cadre du confit en Ukraine. Enfin, il y aussi des facteurs géographiques et économiques car pour beaucoup de pays du Sud global, l’Ukraine c’est loin et les sanctions contre la Russie pèsent énormément sur les pays les plus pauvres en matière d’approvisionnement de céréales et de carburant.

Le modèle de civilisation prôné par la Russie et la Chine exerce-t-il une force d’attraction auprès des gouvernants du Sud global ?

A.F. Il faut regarder les choses en face et constater qu’il s’agit d’une force d’attraction. L’effort commun que poursuivent idéologiquement et politiquement la Russie et la Chine dans toutes les organisations des Nations Unies ne consiste pas à changer les textes fondamentaux mais à en modifier leur interprétation. Ni la Charte des Nations Unies ni la Déclaration universelle des droits de l’homme ne mentionnent la démocratie. Seules les libertés sont considérées comme des droits universels. Les Russes et les Chinois en profitent donc pour rappeler que cela ne débouche pas nécessairement sur la démocratie libérale telle que l’Occident la conçoit et la pratique. Pour la Russie et la Chine, il s’agit d’une invention que l’Occident veut imposer à toute la planète. Ils se battent donc pour que l’autocratie ait la même légitimité que la démocratie et qu’on arrête de prendre des sanctions contre eux parce qu’ils embastillent leurs opposants ou parce qu’ils internent des minorités ethniques ou religieuses dans des camps. Dans cette bataille idéologique menée sur la scène internationale, ils espèrent évidemment susciter l’adhésion de chefs d’Etats africains, arabes et asiatiques. Et ce type de discours séduit tout régime non-démocratique. Ils sont donc suivis par de nombreux Etats du Sud global. Ainsi, il n’y a pas eu de majorité à l’ONU pour condamner l’internement de millions de Ouïghours. De la même manière, il n’y a pas eu de majorité à l’ONU pour sanctionner la Russie lorsqu’elle envahit et annexe des territoires ukrainiens. Ces sanctions ont été prises par l’Union européenne, par les Etats-Unis ou d’autres Etats occidentaux. Cette guerre idéologique est non seulement engagée mais elle engrange des succès.

L’attitude peu scrupuleuse de la Chine et de la Russie sur le continent africain n’apparait-elle pas comme un obstacle à cette attraction que leur témoignent les pays du Sud ?

A.F. On peut y voir une nouvelle forme de colonialisme avec un contrat social assez spécial : le groupe Wagner est envoyé en Afrique pour protéger les régimes qui en font appel. Les mercenaires de Wagner les protégeront de la rue en tirant dans le tas sans état d’âme. En contrepartie, Wagner se paie sur le pays en obtenant des droits sur ses ressources naturelles, que ce soit du gaz, du pétrole ou des métaux précieux. Cela se passe évidemment mal mais il est difficile de dire comment cela va évoluer. Si on se penche sur la présence chinoise en Afrique, on voit que la plupart des infrastructures apparues ces dix dernières années ont été financées par la Chine. On s’indigne que ces infrastructures permettent aux Chinois de mieux acheminer les importations dont ils ont besoin. Mais c’est un mauvais procès qu’on leur fait car les infrastructures servent et serviront les pays africains même s’il existe des réactions bien réelles de rejet des opinions africaines envers les Chinois et même si cela s’accompagne de problèmes de dettes colossales envers les Chinois.

Israël et le Sud global

En raison de sa position géographique aux confins de l’Afrique, de l’Asie et de l’Europe, il n’a jamais été simple de situer géographiquement Israël. Pendant des années, cet Etat n’était d’ailleurs repris dans aucune zone géographique des Nations Unies alors que tous les Etats-membres sont répartis par groupes régionaux. Ce n’est qu’en mai 2000 qu’Israël est devenu membre à part entière à titre provisoire du Groupe des Etats d’Europe occidentale et autres Etats (groupe comprenant aussi les Etats-Unis, le Canada et l’Australie). En 2004, ce statut lui a été conféré à titre permanent. Israël appartient donc officiellement au collectif occidental. Lorsqu’on tente de prendre le pouls de ce qui pourrait ressembler à un sentiment collectif dans les pays africains, arabes et asiatiques, Israël est à coup sûr rangé dans le camp occidental. Qu’il ait réussi à s’affranchir avec succès de la puissance coloniale britannique ne change rien à cette idée bien ancrée. Le lien privilégié qu’Israël entretient avec les Etats-Unis alimente d’ailleurs largement cette perception.

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