Les identités fécondes

Frédérique Schillo
Pour la première fois, le célèbre prix israélien Rappaport est décerné à deux artistes arabes israéliennes : Hannan Abu-Hussein, 50 ans (artiste établie) et Maria Saleh Mahameed, 32 ans (artiste prometteur), toutes deux originaires d’Umm al-Fahm, un bastion communiste du nord d’Israël et l’une des seules villes arabes à posséder une galerie d’art. Rencontre avec deux femmes puissantes au parcours singulier.
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Votre double identité est au cœur de votre œuvre. Comment vous présentez-vous en tant qu’artiste ?

Hannan Abu-Hussein : Je suis une artiste palestinienne israélienne qui vit en Israël. J’ai la nationalité israélienne, je vis en Israël, suis impliquée dans la scène artistique israélienne mais je reste une Palestinienne. Personne ne peut effacer mon identité palestinienne. J’ai les deux cultures, je vis dans les deux mondes, lis beaucoup en hébreu, d’ailleurs j’adore les auteurs juifs, j’enseigne au musée d’Israël et dans des écoles arabes de Jérusalem. C’est important pour moi en tant qu’artiste de promouvoir le dialogue.

Maria Saleh Mahameed : Je suis une arabe palestinienne qui a une identité israélienne. Je suis la fille d’une Ukrainienne, venue de Kiev, et d’un père arabe, originaire d’Umm al-Fahm. De fait j’appartiens à deux mondes : d’un côté arabe palestinien et israélien et de l’autre, le monde soviétique. Ce mélange se reflète dans la langue, la nourriture, la mentalité, etc. Cependant, étant mère de deux bébés maintenant, je dirais pour me présenter que je suis avant tout une mère qui est une artiste.

Comment votre double identité se reflète-t-elle dans votre art ?

Hannan Abu-Hussein : Je parle de violence, de la violence politique, des meurtres de femmes dans la société palestinienne. C’est un sujet assez tabou car l’idée demeure ancrée en Israël que la violence fait partie de la culture arabe. Je suis aussi très critique à l’égard de la situation politique. Mon travail parle des maisons arabes détruites. Je parle aussi des réfugiés comme dans l’installation « In between Destruction » présentée au musée Muza Eretz Israël à Tel-Aviv, constituée de différents ballots d’immigrants contenant des vêtements ou de la nourriture. Elle m’a été inspirée par les réfugiés palestiniens de 1948, mais aussi les réfugiés juifs et arméniens. Ce petit ballot est ce qui les rassemble. C’est leur point commun. Je travaille beaucoup sur le dialogue, par exemple avec l’association « Mishparot shakoulot » qui réunit les familles palestinienne et juive israélienne ayant perdu un proche dans le conflit.

Hannan Abu-Hussein
Maria Saleh Mahameed

Vous travaillez sur votre triple identité : arabe palestinienne, israélienne et ukrainienne…

Maria Saleh Mahameed : Oui, je suis engagée par rapport à ma communauté arabe. Ce dont les médias ne nous parlent pas, j’essaie de le montrer dans mon art : la Nakba, la violence interarabe du fait de la circulation des armes à feu aujourd’hui. La guerre est très présente. Maintenant qu’elle a éclaté en Ukraine, c’est bouleversant pour moi de me dire que mes parents ont deux guerres. J’avais deux rêves : raconter comment ma mère est venue ici ; je l’ai fait dans une série appelée Ludmilla. Et raconter comment mon père est parti étudier en Ukraine. Il suivait des études d’infirmier. Par ailleurs, il était membre du parti communiste, ce qui était tout à fait légal. Mais le Shin beth lui a posé un ultimatum : soit tu quittes le parti communiste et tu peux continuer à étudier, soit on s’occupera de toi. Mon père n’a pas cédé et finalement le shabaq l’a accusé de voler des médicaments. C’est ce que je représente dans la toile « The Last pill », exposée à la galerie Maya à Tel-Aviv [ci-contre]. A présent, mon rêve ultime serait d’exposer un jour à Kiev.

Vous utilisez beaucoup le béton. Quel symbole recouvre-t-il ?

Tout d’abord, c’est un matériau très masculin. C’est amusant car en hébreu mon prénom est masculin, ce qui prête parfois à confusion. J’ai choisi le béton car les Palestiniens qui vivent en Israël sont ceux qui construisent ce pays. Ce ne sont pas les Juifs. Certes, aujourd’hui les Palestiniens font des études longues, deviennent médecins, avocats. Mais la plupart des familles vivent toujours du bâtiment. Si vous regardez les immeubles à Tel-Aviv, vous voyez que les ouvriers sont tous des Palestiniens, qui rentreront à la fin de leur journée de travail dans leur village palestinien. Le ciment renvoie aussi au Mur, dont j’ai suivi la construction alors jeune étudiante. A l’époque je militais dans l’association « artistes sans Murs ». Nous échangions beaucoup entre Palestiniens et Israéliens à Abu Dis, mais aujourd’hui il n’y a plus de contact. A l’époque, le mur là-bas était de 2,5m ; il est désormais haut de 11 mètres.

Quel a été votre parcours à toutes deux ? Avez-vous reçu le soutien de votre famille ?

Hannan Abu-Hussein : J’ai décidé de devenir artiste quand j’avais 15 ans. Je viens d’une famille très intellectuelle. Mon père est bardé de diplômes, il était l’un des premiers professeurs à Umm al-Fahm, où il enseignait l’hébreu. Je me souviens avoir fait une photo du V de la victoire sur fond de drapeau palestinien, mais mon école israélienne l’a refusée. Je suis alors rentrée chez moi et j’ai dit à mes parents et mes quatre frères : « Je veux être une artiste ». Ils se sont moqués de moi ! Mon grand frère a compris ma vocation et n’a cessé ensuite de m’offrir du matériel de dessin. C’est lui qui m’a orientée vers une école d’art, d’où on m’a fait entrer à la fameuse Académie d’art Bezalel à Jérusalem. J’étais la première femme artiste palestinienne là-bas. Après sept ans d’études, mes frères ont insisté pour que je rentre à Umm al-Fahm. J’ai préféré couper les ponts avec ma famille paternelle. C’est le prix de ma liberté en tant qu’artiste.

Maria Saleh Mahameed : Enfant, j’étais entourée de livres, mais je cherchais toujours où se trouvait l’illustration. Quand j’ai terminé l’école, j’ai commencé des études de graphiste. Mes profs me répétaient sans cesse que j’avais une main d’artiste, ce qui me rendait folle. Et puis j’ai assumé le fait d’être une artiste. Mon monde est tellement visuel. Même dans mes pensées, je ne vois pas des mots, mais des images. Je me suis donc lancée dans des études d’art, que j’enseigne à présent. J’ai la chance d’avoir une famille qui m’a toujours soutenue. Mon père m’assiste et depuis que je suis mariée, mon mari est mon premier assistant ! Ils m’ont toujours soutenue à la fois comme femme et comme artiste. Ils soutiennent aussi ma technique et mes sujets, alors que dans certaines communautés, on peut considérer cela comme atypique.

(c) Lena GONON

Avec ce prix Rappaport, assumez-vous d’être un modèle pour les jeunes palestiniennes ?

Hannan Abu-Hussein : Oui, bien sûr, mais je dois dire que j’ai conservé mes distances avec les galeristes d’Umm al Fahm comme avec les médias arabes qui m’ont longtemps ignorée. Ce que je dis sur les violences dans la société arabe, le rôle de la femme, la sexualité, les questions de pureté, tout cela ne leur plaisait pas. Même si à présent c’est davantage accepté.

Maria Saleh Mahameed : J’ai rencontré beaucoup de jeunes mères qui allaitent et me disent qu’elles ont trouvé en moi le courage de continuer. C’est important pour moi d’être une femme forte. Après ce prix je veux faire des œuvres plus monumentales encore et travailler sur des sujets forts. Je pense que ce ne sera pas facile à voir. La situation aujourd’hui avec ce gouvernement israélien est tellement difficile, mais c’est notre devoir en tant qu’artiste d’affronter la réalité.

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris