L’histoire n’est certes pas une science et ne le sera jamais, puisqu’elle est, par essence, un « roman vrai », un « récit d’événements vrais qui ont l’homme pour acteur », comme l’écrivait en 1971 le grand latiniste français Paul Veyne dans Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie (éd. Seuil). Mais ne nous y trompons pas, il n’est pas question pour Paul Veyne d’envisager l’histoire comme un roman fait de récits épiques glorifiant un passé national mythifié. Au contraire, en insistant sur le terme « vrai », il exhorte les historiens à offrir à leurs lecteurs des outils pour comprendre le passé et proposer des clés d’interprétation pour et rendre intelligible le présent. Tout le contraire de ce que fait Vladimir Poutine qui ne cesse de se référer à l’Histoire pour justifier la guerre qu’il mène en Ukraine.
Dans une allocution télévisée diffusée le 23 février 2022, le président russe a répété à plusieurs reprises que l’objectif de Moscou est de « dénazifier l’Etat ukrainien » et de « protéger les personnes victimes de génocide de la part de Kiev ». Quelques jours plus tard, le 3 mars, Vladimir Poutine remercie les soldats russes pour leur « précieux combat contre des néonazis ». Depuis le début de l’invasion de la Russie en Ukraine, la référence quasi-mythologique à l’Union Soviétique, comme rempart contre le régime nazi est permanente dans la propagande diffusée par le Kremlin. Toute forme de nationalisme en Ukraine est systématiquement assimilée à la résurgence d’un Etat fasciste et néo-nazi.
Ce n’est pas un hasard si Vladimir Poutine a érigé au rang de cause sacrée la commémoration de la « Grande Guerre patriotique », comme est désignée en Russie la Seconde guerre mondiale. Depuis 2015, les célébrations de la victoire sur le régime nazi s’accompagnent d’un gigantesque défilé civil, baptisé le « Régiment immortel », au cours duquel les participants défilent en tenant en mains les portraits des morts d’hier, parents et grands-parents. Preuve de l’importance qu’il accorde à cette commémoration initialement privée mais récupérée ensuite par l’Etat, Vladimir Poutine y assiste chaque année en tête de cortège en brandissant la photo de son père blessé au combat contre les Allemands. Dans Le Régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine (éd. Premier Parallèle), Galia Ackerman, historienne russe installée en France et chercheuse associée à l’université de Caen, décrypte comment ce gigantesque défilé civil de millions de Russes a été accaparé par les idéologues du Kremlin pour l’accorder à la nouvelle idéologie de l’Etat russe fondée sur un patriotisme effréné et l’exaltation de la grandeur d’une Russie mythifiée éternelle et quasi-intemporelle.
« Le culte des héros morts de la Grande Guerre patriotique s’appuie aussi sur la nostalgie de l’Union soviétique mais aussi de l’empire tsariste et la vision messianique du peuple russe, ravivée par l’Eglise orthodoxe », nous fait remarquer Galia Ackerman. « Un mélange qui permet de rassembler la population autour du pouvoir face à ses ennemis supposés, en particulier occidentaux. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si les cortèges civils du Régiment immortel sont devenus de véritables démonstrations patriotiques organisées un an après l’annexion de la péninsule ukrainienne de Crimée en 2014. Le Régiment immortel devient alors un puissant instrument, aux images abondamment relayées, qui « oppose un “nous” constitué de “justes” face aux “fascistes” historiques et contemporains : les Ukrainiens, les Baltes et parfois même l’ensemble des Européens ».
Glorifier la période soviétique en le purgeant du communisme
Si l’association entre Empire tsariste et Union soviétique parait improbable et contradictoire, il trouve toute sa cohérence dans la vision impériale de Vladimir Poutine. « On glorifie la période soviétique en le purgeant totalement de l’idée communiste qui était pourtant sous-jacente dans cette période », explique Galia Ackerman. « On la remplace tout simplement par le patriotisme soviétique. Et l’idée nationale pour Poutine, c’est le patriotisme russe tout court ».
Le régime de Vladimir Poutine a aussi décidé d’exploiter le discours juif pour se présenter comme la nouvelle victime de la russophobie contre laquelle il se bat. Il explique ainsi que les Russes sont les Juifs du 21e siècle. Selon cette rhétorique, si la Russie ne se défend pas en envahissant l’Ukraine, ce sont des Russes qui seront exterminés par les Ukrainiens. Dans la même veine, Vladimir Poutine a déclaré le 16 mars dernier que l’avalanche de sanctions et condamnations occidentales frappant la Russie, son économie, ses sportifs et son monde de la culture était comparable aux persécutions antisémites : « L’Occident a fait tomber le masque de la décence et a commencé à agir de façon odieuse. Des parallèles s’imposent avec les pogroms antisémites ». Si cette propagande séduit certains pans de la gauche radicale européenne à ce point hostile aux Etats-Unis et l’OTAN, elle a surtout suscité une levée de boucliers de la part du monde académique en Europe, aux Etats-Unis et en Israël. Des centaines d’historiens spécialistes de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme ont ainsi publié une lettre ouverte dans le Jewish Journal pour dénoncer l’usage fait par la propagande russe de la référence au nazisme. « La propagande russe a dépeint l’État ukrainien comme nazi et fasciste depuis que les forces spéciales russes sont entrées en Ukraine pour la première fois en 2014, annexant la Crimée et fomentant le conflit dans le Donbas, qui couve depuis huit longues années. C’était de la propagande en 2014. Cela reste de la propagande aujourd’hui », déclarent ces historiens. « C’est pourquoi nous nous sommes réunis : pour protester contre l’utilisation de ce récit faux et destructeur. Parmi ceux qui ont signé la déclaration ci-dessous figurent certains des spécialistes les plus accomplis et les plus célèbres de la Seconde Guerre mondiale, du nazisme, du génocide et de la Shoah ». Et de conclure : « Il n’y a pas de gouvernement nazi à déraciner à Kiev pour Moscou. Il n’y a pas eu de génocide du peuple russe en Ukraine. Et les troupes russes ne sont pas en mission de libération. Après le sanglant 20e siècle, nous devrions tous avoir acquis suffisamment de discernement pour savoir que la guerre n’est pas la paix, que l’esclavage n’est pas la liberté, et que l’ignorance n’offre de force qu’aux autocratiques mégalomanes qui cherchent à l’exploiter pour leurs agendas personnels ».
L’Ukraine n’est pas dirigée par des nazis
Parmi les signataires de cette lettre ouverte, l’historien israélien Omer Bartov, professeur à l’université Brown (Rhode Island) spécialiste de la Shoah et de la participation des militaires allemands de la Wehrmacht dans le génocide sur le front de l’Est (L’Armée d’Hitler, éd. Hachette), n’ignore pas la présence actuelle de groupuscule néo-nazi en Ukraine ni la collaboration d’une partie de la population ukrainienne à l’extermination des Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale. Mais il souligne à quel point Poutine exploite ces deux éléments pour accuser les Ukrainiens de tous les maux possibles et de dire que l’Ukraine est un régime néo-nazi : « Bien sûr, l’Ukraine n’est pas dirigée par des nazis. Il existe certes, en Ukraine, des groupes d’extrême droite que l’on peut qualifier de néonazis. Mais ce sont des éléments marginaux, comme l’a démontré l’élection triomphale du président Zelensky, qui est lui-même d’origine juive. En réalité, Vladimir Poutine veut restaurer l’Empire soviétique, voire l’Empire russe. La Russie, pour Poutine et ses propagandistes, devrait être composée des trois éléments constitutifs de l’Empire russe : les Grands Russes (Russie), les Petits Russes (Ukraine) et les Russes blancs (Biélorussie). A quoi s’ajoutent les territoires qui ont fait partie de l’empire, comme la Finlande, les pays baltes, la Pologne, la Bessarabie, sans compter une sphère d’influence parmi les Slaves du Sud, dans les Balkans… Rien à voir avec le nazisme. Quand Poutine parle de “dénazifier” l’Ukraine, il ne fait que justifier sa propre politique expansionniste ».
Cette référence au passé sombre de l’Ukraine et le souvenir héroïque de la Grande Guerre patriotique peuvent-ils séduire les Juifs à travers le monde ? En dépit de l’attitude prudente et réaliste des autorités israéliennes qui n’ont toutefois pas versé dans la russophilie inconditionnelle, les Juifs sont agacés par cette propagande russe et ont surtout tendance à exprimer leur solidarité envers l’Ukraine et sa population. « On entend certaines voix nous dire qu’en raison du passé sombre des Juifs en Ukraine et Union soviétique, la bonne réaction pour les Juifs serait celle de Menahem Begin lorsqu’il a déclaré suite au déclenchement de la guerre entre l’Iran et l’Irak en 1979 qu’il souhaite le succès à tous les combattants », nous raconte Konstanty Gebert, membre actif de la communauté juive de Varsovie, figure historique de Solidarność et une des plumes réputées du quotidien polonais de référence Gazeta Wyborcza. « Pour la guerre Iran-Irak, je peux comprendre cette réaction mais dans le cas de l’invasion russe de l’Ukraine, cette considération est inappropriée. Ce conflit oppose la dictature russe à la démocratie ukrainienne, si faible et si imparfaite fut-elle. Il n’y a donc aucun doute que l’intérêt des Juifs se situe du côté de la démocratie ». Un état d’esprit qui se traduit également par l’élan de solidarité des communautés juives en faveur des réfugiés ukrainiens, qu’ils soient juifs ou non-juifs.
Je voudrais faire remarquer que Zelensky n’est également pas en reste en matière de récupération politique de l’Histoire et de propagande : il a affirmé que que les troupes russes perpétraient un génocide contre les Ukrainiens, ce qui, si on s’en tient à la définition légale d’un génocide, est faux. Il y a eu des crimes de guerre contre la population (Boutcha, etc.) mais pas d’extermination systématique des Ukrainiens.
Zelensky, en vidéo conférence avec les parlementaires de la Knesset, a évoqué ce présumé génocide, ce qui a choqué, à juste titre, les Israéliens.
J’ai l’impression que le Président ukrainien, comme Poutine, fait feu de tout bois pour défendre sa cause : avec les Français il compare Marioupol, détruite à 90 %, avec le sort de Verdun pendant 14-18 et avec les Israéliens, il évoque le massacre des Juifs ukrainiens à Babi Yar par les nazis pendant la seconde guerre mondiale.
Je n’ai pas lu l’article (je dois travailler un peu quand même), mais je lis le commentaire ci-dessus. On voit bien que les juifs ignorent l’histoire de cette région. Hélas, les génocides russes font partie d’une pratique constante de la Russie. Tout d’abord voici le projet dévoilé par RIA-Novosti, qui est glaçant (ci-dessous le lien).
https://www.ladepeche.fr/2022/04/06/guerre-en-ukraine-executions-travaux-forces-reeducation-des-masses-le-plan-terrifiant-de-denazification-de-la-russie-devoile-10217938.php
Sans remonter à l’effroyable massacre des cosaques qui s’opposaient à la Russie au 18ème siècle (cf. Batourine sur Wikipedia, ancienne capitale d’Ukraine), le bon père des peuples, Staline est à l’origine de l’Holodomor (la famine des années 30, qui a liquidé 5 millions d’ukrainiens). On remarque d’ailleurs la similitude du plan ci-dessus (hors famine), inspiré évidemment de Staline.
Quel manque d’imagination ! Autre confirmation, la déportation forcée des ukrainiens en Russie actuellement, dès que l’occasion se présente pour la Russie. En effet, il faut réformer les opposants à Poutine. Il manque juste les camps de concentration, qui vont devoir être reconstruits.
Pour terminer, Zelensky est un ukrainien russophone. C’est-à-dire que c’est un descendant des colons russes. Avant 2014, la moitié du pays était acquis à la Russie grâce à la propagande nostalgique (russe). C’est l’annexation de la Crimée et la fabrication du soulèvement de Donetsk et Lugansk, qui a fait basculer les russophones ukrainiens vers leurs frères de l’Ouest et l’Europe.
Bref, Poutine a forgé de ses propres mains l’Ukraine démocratique, qu’il hait de tout son esprit, car c’est l’antithèse de son propre régime despotique.