Depuis le début de la guerre à Gaza, les formules « être du bon côté de l’Histoire » ou « l’histoire jugera » se sont imposées dans les mobilisations, les tribunes et les discours politiques. Marqueurs d’une posture morale assumée, elles servent à dénoncer l’inaction ou la complicité face à un drame humanitaire. Mais cet impératif éthique suscite aussi malaise et critiques. Car derrière leur force rhétorique, ces formules installent une logique binaire qui disqualifie toute nuance.
Dans un entretien qu’elle a accordé à l’hebdomadaire flamand Knack en janvier 2024, Caroline Gennez (Vooruit), alors ministre fédéral de la Coopération au développement et aujourd’hui ministre flamande de la Culture et de l’Égalité des chances, avait reproché au gouvernement allemand de ne pas se montrer suffisamment critique envers Israël depuis le 7-Octobre : « C’est une question cruciale pour nos amis allemands : allez-vous vraiment être deux fois du mauvais côté de l’Histoire ? » Depuis lors, l’expression « du bon côté de l’histoire » revient fréquemment lorsqu’il s’agit d’évoquer Gaza. Ainsi, lors d’une manifestation rassemblant en juin dernier plus de 100.000 personnes dans les rues de Bruxelles, des appels éloquents « à se placer du bon côté de l’Histoire » ont été abondamment scandés.
L’usage de cette expression reflète clairement une volonté de marquer une posture morale forte, de s’affirmer du côté de la justice et de la bonne conscience dans le contexte de la guerre et de la crise humanitaire à Gaza. Au-delà des mobilisations de rue, l’expression est également très présente dans des éditoriaux et les déclarations de personnalités politiques souhaitant dénoncer le « génocide ». Voici quelques exemples illustrant ce phénomène : « Non, Monsieur Netanyahou, être du bon côté de l’histoire, ce n’est pas affamer la population de Gaza. Être du bon côté de l’histoire, c’est tout faire pour éviter un génocide. » (Gérald Papy, Le Vif, 31 mai 2025) ; « Lundi soir, en gouvernement, la Belgique s’est mise du bon côté de l’histoire, rejoignant pour la deuxième fois en quelques jours les positions nettement plus fermes d’un grand nombre de pays à l’égard d’Israël, avec la France de Macron en tête, mais aussi le Royaume-Uni, le Canada et un certain nombre d’autres pays européens. » (Béatrice Delvaux, Le Soir, 21 mai 2025) ; « Placez-vous du bon côté de l’histoire », a exhorté le représentant du Venezuela à l’Assemblée générale de l’ONU le 12 Juin 2025.
Le camp du bien
L’utilisation massive et répétitive de l’expression « du bon côté de l’histoire » suscite toutefois le malaise auprès de certains intellectuels qui voient dans cette affirmation une tonalité moralisatrice, pontifiante et parfois douteuse. C’est ce malaise qu’exprime Delphine Horvilleur, rabbin et directrice de la rédaction de la revue Tenou’a, dans un article où elle dénonce pourtant « la tragédie endurée par les Gazaouis » : « J’ai entendu dans leur bouche les accords d’une haine ancestrale, la mélodie de ceux qui sont convaincus d’être du bon côté de l’histoire. » Delphine Horvilleur met ainsi en garde contre les discours haineux masqués par des intentions morales ou politiques prétendument vertueuses. L’expression « du bon côté de l’histoire » laisse aussi peu de place à la nuance, à la complexité et à la discussion. Elle implique que l’opinion que l’on défend soit non seulement juste, mais inévitable, inattaquable, la seule moralement acceptable. Certains emploient même cette expression pour faire savoir qu’il n’existe qu’une une altérité morale absolue entre le camp « juste » en faveur de la qualification de génocide à Gaza et un camp « injuste » ou complice. Ce ton incarne une posture où le refus ou l’indécision sont assimilés à une faute morale majeure, ce qui correspond à une forme de moralisme rigide. Elle confisque le débat, en laissant penser que toutes les autres positions sont forcément « du mauvais côté de l’histoire ».
« L’idéologie qui se prévaut d’incarner le sens de l’Histoire tend à imposer un consensus moral qui étouffe la critique et la pluralité des perspectives, contribuant ainsi à la régression plutôt qu’au progrès. »
Theodor Adorno et Max Horkheimer dans Dialectique de la raison (Éditions Gallimard)
L’histoire ne juge pas
La langue française étant riche d’expressions pour décrire quelque chose d’identique, on ne manquera pas d’observer qu’il existe une variante à la formule « du bon côté de l’histoire » : « l’histoire jugera ». On entend effectivement de nombreuses personnalités déclarer avec beaucoup de pathos que l’histoire jugera tous ceux et toutes celles qui n’ont rien fait, qui se sont lavé les mains face à tant de souffrances et d’injustices à Gaza. L’expression « l’histoire jugera » possède aussi une force rhétorique forte capable de mobiliser aujourd’hui comme une injonction morale ou un avertissement à portée symbolique. Comme son expression synonyme, son usage fait de l’histoire une arène de compensation morale et revient souvent à s’autoproclamer porteur de la vérité suprême. Ce type de posture permet d’investir ses propres positions d’une légitimité morale absolue, tout en disqualifiant sans débat celles des adversaires. Tous ceux qui agissent autrement seront, tôt ou tard, condamnés par cette « justice de l’histoire ». Cette posture morale transforme donc un désaccord politique ou éthique complexe en une opposition manichéenne entre d’un côté les justes et les courageux, et de l’autre, les salauds et les lâches. Comme l’a souligné l’historien anglais Tony Judt, recourir à la formule « l’histoire jugera » peut devenir une manière commode d’éviter la complexité du présent et d’éluder le devoir d’argumentation, au nom d’un verdict futur qui reste incertain. Dans Après la guerre : une histoire de l’Europe depuis 1945 (Éditions Armand Colin), Tony Judt critique le recours excessif à une histoire moralisante où « l’histoire juge » les acteurs du passé. Ce spécialiste de l’histoire culturelle de l’Europe met en garde contre une instrumentalisation du passé au service de postures morales dans le présent. L’expression « l’histoire jugera » suppose donc une sorte de tribunal moral intemporel. Or, « L’histoire ne nous juge pas. Elle ne fait que poser des questions. Ce sont les vivants qui choisissent les réponses », insiste Tony Judt.
Toutes les problématiques humanitaires que soulève la guerre à Gaza sont suffisamment graves pour qu’il ne soit pas nécessaire d’imposer avec arrogance une morale rigide fondée sur la culpabilité. Pourquoi ne pas penser autrement notre responsabilité d’Européens face à ce qui se passe à Gaza sans la projeter dans un avenir moralement commode mais incertain ? Il est possible de mobiliser et de conscientiser l’opinion publique à cette question urgente sans manichéisme et de convaincre les plus indécis et les plus perplexes sans les faire passer pour les complices des crimes commis.







