08/07/2025
Regards n°1117

L’historien et le crime de génocide

Alors que le Président français Emmanuel Macron confie aux historiens le soin de qualifier les crimes commis à Gaza, c’est avant tout aux juges qu’il revient de statuer juridiquement. Si les historiens analysent les logiques et mécanismes des génocides passés, ils peuvent éclairer les logiques meurtrières à l’œuvre, en les comparant aux génocides reconnus du XXe siècle. À travers ces comparaisons, on peut observer que les événements actuels ne présentent pas, à ce jour, les caractéristiques d’un génocide. La justice internationale reste seule habilitée à trancher.

Quand Emmanuel Macron affirme, début juin 2025, que « ce sera aux historiens, lorsque le temps sera venu » d’établir les faits et de qualifier les crimes commis lors du conflit actuel à Gaza, il se trompe car en réalité, ce sera aux juges de statuer et même s’il fait un grand honneur aux historiens en les faisant juge d’évènements dramatiques, non seulement le terme de génocide a été inventé par un juriste, Raphael Lemkin, mais il est d’abord aujourd’hui un concept juridique défini par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948.

Il est cependant exact que les violences de masse en général et notamment les violences de type génocidaires sont devenues un champ d’étude pour les historiens qui, par conséquent, réfléchissent à ce qui caractérise un génocide en termes de mise en œuvre et de franchissement de seuils de violence. Les historiens ont ainsi montré que le génocide des Arméniens, la Shoah et le génocide des Tutsi du Rwanda comportent des éléments communs qui permettent de caractériser le crime quand bien même des singularités sont observables pour chaque évènement génocidaire.

Dans chacun des cas cités, l’historien observe que la mise en œuvre du crime permet de reconnaître la dimension génocidaire car, une fois la décision prise, un des points communs les plus frappants est bien l’exécution, non seulement rapide mais souvent simultanée et redoutablement efficace. Elle est d’ailleurs d’autant plus efficace que la construction intellectuelle et fantasmatique, car en réalité idéologique, de l’Autre, pousse les assassins à rechercher la systématicité des assassinats, jusqu’au dernier vivant si possible, pour se débarrasser du danger. L’assassinat du groupe-cible relève donc de la construction d’un ennemi imaginaire (la population arménienne n’avait pas trahi l’empire ottoman au profit de la Russie, les Juifs ne constituaient pas une menace vitale pour l’Allemagne et les Tutsi n’étaient pas des agents infiltrés du Front Patriotique Rwandais) considéré comme une nécessité pour la survie du groupe majoritaire. Le crime est en effet mis en œuvre par un État (même si la présence de l’État n’est pas un élément juridiquement indispensable à ce crime) mû par une idéologie, une vision du monde (Weltanschauung dit l’allemand) qui fait du groupe cible le responsable des malheurs de ce groupe majoritaire que les décideurs du génocide prétendent défendre.

Volonté éradicatrice et rapidité d’exécution sont des marqueurs du génocide

C’est ce qu’illustre parfaitement, par exemple, le massacre génocidaire qui a lieu sur la colline de Murambi, le 21 avril 1994, quand la décision locale d’y assassiner tous les Tutsi vivant fait suite à la décision centrale de tuer tous les Tutsi. Ce jour-là, les réfugiés de l’école technique, estimés à 50.000, sont systématiquement assassinés en vingt-quatre heures. C’est aussi, autre exemple, la liquidation du ghetto de Varsovie qui permet de comprendre la réalité de la mise en œuvre génocidaire. Ce sont alors 6.000 personnes qui sont chaque jour assassinées pendant près de huit semaines dans le centre de mise à mort de Treblinka, soit plus de 300.000 personnes. Les quelques 60.000 survivants de cette première phase (35.000 conservés pour le travail forcé et 25.000 s’étant cachés) sont ensuite tués entre janvier et mai 1943. Enfin, plus de 300 convois de déportés arméniens partent des provinces de l’Est de l’Anatolie entre avril et août 1915, vidant totalement, en moins de six mois, de manière systématique et simultanée, des territoires où les Arméniens vivaient depuis plus de vingt siècles. La volonté éradicatrice et la rapidité d’exécution sont des marqueurs du génocide pour les historiens, et autant d’éléments de preuve pour les juristes.

En réalité, pour les juges des instances internationales, le plus difficile semble d’établir l’intention génocidaire car les déclarations, si elles ne sont pas suivies par une mise en œuvre systématique et méthodique des assassinats sur le terrain relèvent de discours extrémistes et ne permettent, seules, d’établir l’intention. De fait, face aux évènements génocidaires du passé, l’historien constate que c’est la systématisation du massacre, qui permet incontestablement d’établir l’intention génocidaire car c’est cette systématisation qui témoigne de l’intention et peu importe, dès lors que le massacre ne soit pas complet ou achevé (six millions de juifs ont été tués sur les 11 millions envisagés sur le protocole de Wannsee de janvier 1942). En effet, si un génocide est interrompu (la Shoah a été interrompue par la victoire des Alliés), c’est bien l’objectif recherché qui permet d’établir l’intention laquelle a été mise en œuvre dans une recherche, le temps que durent les massacres, d’une systématicité méthodique.

Un génocide est toujours, pour l’historien, le résultat d’une vision du monde qui débouche sur une volonté éradicatrice que porte la logique génocidaire et qui pousse à traquer, de manière obsessionnelle, les survivants du groupe cible. Tous, jusqu’au dernier, telle est la logique, d’où la nécessité, pour les tueurs, d’assassiner les enfants qui sont, par définition, l’avenir possible du groupe-cible. C’est ce que décrit parfaitement Hélène Dumas dans son livre Le génocide au village (Éditions du Seuil, 2014) concernant le Rwanda et que l’on retrouve dans Combattre, (Éditions Tallandier, 2025), l’éprouvant témoignage du survivant tutsi Tharcisse Sinzi. C’est ce que montre également Barbara Engelking dans On ne veut rien vous prendre… seulement la vie (Éditions Calmann-Lévy-Mémorial de la Shoah, 2015), quand elle raconte les chasses à l’homme systématiquement organisées dans les villes, les campagnes ou les forêts polonaises qui ne laissaient pratiquement aucune chance de survie aux Juifs ayant fui les ghettos.

L’historien constate que, pour chacun de ces génocides, les politiques mises en œuvre par les assassins visent à atteindre la destruction totale des groupes-cibles et c’est bien ce lien entre l’intention et la mise en œuvre qui permet aux juristes de statuer sur le crime commis. La logique génocidaire fait place nette, elle vise la disparition. On estime ainsi à 15.000 le nombre de Juifs ayant survécu au génocide à l’intérieur des frontières de la Pologne de 1939, sur une population juive de 3 millions de personnes. 90% des Tutsi de la préfecture de Gikongoro (sur 60.000 environ) ont été assassinés et à peine 100 (sur 50.000) ont survécu à Murambi. Le vide laissé par les populations victimes est également un marqueur du génocide. Traverser la Pologne aujourd’hui, c’est traverser des paysages où on peut voir, ici ou là, des cimetières juifs à l’abandon, envahis par la végétation, des synagogues ou des yeshivas, délabrées ou affectées à d’autres occupations. C’est remarquer les traces laissées par les mezouzas sur les montants de portes. C’est donc voir les traces de la vie juive, sans juifs. En Anatolie, c’est constater les églises arméniennes en ruine, les cimetières ouverts sans plus personne pour les entretenir. C’est, au Rwanda, côtoyer les ruines des maisons détruites sur des parcelles appartenant autrefois à des Tutsi disparus.

Aucune forme de minimisation ni de hiérarchisation

Dans la catégorie des génocides constatés par un tribunal, le massacre de Srebrenica en juillet 1995 fait figure d’exception car s’il y a assassinat massif des hommes en âge de porter les armes (8.372 victimes), les femmes, les enfants et les personnes âgées bosniaques sont victimes d’un nettoyage ethnique et contraints de quitter leur terre. Le travail de l’historien permet de mettre en exergue les différences entre ce crime et ceux commis contre les Arméniens, les Juifs et les Tutsi. Il ne peut que constater qu’il ne s’agit pas d’un crime de même nature, sans que cela n’implique aucune forme de minimisation ni de hiérarchisation mais les intentions débouchent sur une mise en œuvre qui ne relève pas de logiques identiques. Il ne peut être établi ici que l’intention était l’éradication physique et le caractère systématique du massacre ne concerne, à Srebrenica, que les hommes en âge de combattre malgré l’assassinat de dizaines d’enfants.

C’est à l’aune de ces considérations que l’historien observe les terribles évènements de Gaza déclenchés à la suite d’un massacre perpétré par un groupe terroriste qui affirme ouvertement vouloir tuer des Juifs et détruire Israël. L’historien, malgré les dizaines de victimes quotidiennes et le lourd tribut payé par la population, constate que cette guerre menée par le gouvernement israélien ne relève pas d’une logique génocidaire comparable aux meurtres systématiques des Arméniens, des Juifs ou des Tutsi. L’impossible constat de la recherche de la systématicité des assassinats par l’armée israélienne mais également la prévention par l’évacuation des civils des zones de combat sont autant d’éléments qui font constater à l’historien, que, malgré son cortège de destructions et de souffrances immenses, ce qui se déroule à Gaza ne ressemble pas à ce qu’il connaît des génocides.

Si l’historien est capable d’établir les singularités de chaque situation de violence de masse, s’il réfléchit, analyse et compare, c’est bien, quoi qu’il en soit, la justice internationale qui tranchera et qualifiera les crimes qui ont été commis, en Israël et à Gaza, depuis le 7 octobre 2023.

Écrit par : Iannis Roder

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