A tout bien penser, cette question d’une affolante d’actualité est loin de nous être étrangère. On se souvient des prétentions d’Hitler d’attacher à l’Allemagne tous les territoires européens de langue allemande (Sudetenland, Cantons de l’Est, etc.) ou encore de l’annexion par le chancelier Bismarck de l’Alsace-Lorraine, sous couvert de l’origine ethnique de ses habitants. Cette conception supposée « objective » de la nation était-elle légitime ? Non, si l’on songe aux premiers concernés, les Alsaciens qui -contre vents et génétique- entendirent rester français. Non encore, si l’on songe à la riposte intellectuelle française, celle notamment du philologue et historien Ernest Renan qui, le 11 mars 1882, dans une magistrale conférence donnée en Sorbonne posa les bases de la définition civique de la nation.
Sans nier le poids de l’héritage du passé, Renan en réaction à la version racialiste (völkisch) allemande formula l’idée qu’une nation reposait avant tout sur la volonté de ses habitants d’y adhérer, et ce indépendamment de leur origine ethnique ou linguistique. Qu’est-ce qu’une nation ? « C’est pour nous une âme, un esprit, une famille spirituelle, résultant (…) dans le présent, du désir de continuer à vivre ensemble. Ce qui constitue une nation, ce n’est pas parler la même langue ou d’appartenir au même groupe ethnographique, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir ». Et Renan de surenchérir, « notre politique, c’est la politique du droit des nations ; la vôtre, c’est la politique des races : nous croyons que la nôtre vaut mieux. La division trop accusée de l’humanité en races, outre qu’elle repose sur une erreur scientifique, très peu de pays possédant une race vraiment pure, ne peut mener qu’à des guerres d’extermination ».
C’est dit et de la plus forte des manières : l’annexion de l’Alsace-Lorraine annonce, en effet, les guerres d’expansion et d’extermination nazies du siècle suivant. Non sans raison, ce texte est devenu l’emblème de la conception civique et contractuelle de la nation de la France à l’Ukraine contemporaine. C’est en tout cas ce que démontre par l’absurde la guerre de « libération » menée par Poutine en Ukraine. Bien mal lui en a pris, car, contrairement aux attentes racialistes du dictateur russe, les russophones ukrainiens ne l’ont pas accueilli avec des fleurs, mais bien avec des armes antichars. L’union du peuple ukrainien -au-delà des différences linguistiques, ethniques, religieuses (leur président « nazi » est … juif) – illustre à souhait ce que doit être une nation moderne, c’est-à-dire pour reprendre l’expression de la sociologue française Dominique Schnapper, une communauté de citoyens unis autour de valeurs et de projets communs. Et rien de mieux qu’une guerre existentielle pour asseoir définitivement une nation sur la sellette à l’exemple des Pays-Bas (XVIe s.), d’Israël ou encore de la Bosnie. Selon le mot de l’historien Charles Tilly si « l’Etat fait la guerre … la guerre fait l’Etat ». La guerre d’agression menée par la Russie restera comme l’épisode fondateur de l’identité nationale ukrainienne.
Qu’est-ce qu’une nation, écrit le social-démocrate juif autrichien Otto Bauer, sinon « l’ensemble des hommes liés par la communauté de destin en une communauté de caractère ». Cette réalité permet encore de remettre à sa juste place (les oubliettes de l’histoire), l’absurde thèse défendue voilà quelques années par l’historien israélien Shlomo Sand. Dans un ouvrage qui connut un succès retentissant tant il confortait les opposants à l’idée d’un Etat souverain pour les Juifs, l’historien jusqu’alors spécialiste du cinéma, contestait à Israël le droit d’être une nation sous prétexte de l’hétérogénéité ethnique de ses habitants. Qu’il n’existe pas de race juive en soi est une évidence (même pour les plus sionistes des historiens), mais qu’il existe depuis près de 2000 ans une identité juive spécifique est une autre chose pour qui considère évidemment et contrairement à Shlomo Sand qu’une nation n’est pas affaire de langue, d’ethnie ou de race, mais d’histoire(s) partagée(s), de valeurs communes, de volonté de vivre (et si nécessaire de mourir) ensemble. Certes, il ne fait aucun doute que le peuple juif a été inventé, mais plus d’un millier d’années avant que ne surgissent dans l’histoire l’ensemble des peuples européens. Pour les Romains, les Juifs constituaient déjà une natio. Certes, la nation israélienne a tout autant été inventée, mais comme toutes les autres nations de ce monde : française, italienne, américaine dont nul pourtant ne conteste le droit de vivre. Et que dire sinon qu’une fois inventée, une nation se met à exister en soi, pour de vrai, comme le démontre la vitalité des nations israélienne, bosniaque ou encore ukrainienne qui se sont construites toutes trois dans l’adversité.
Bref, sans même parler des récentes études génétiques qui infirment les thèses de M. Sand (thèses selon lesquelles les Juifs ashkénazes descendent des Khazars turcophones), les Juifs s’inscrivent pleinement dans le cadre de la définition civique de la nation si l’on considère, avec l’historien français Fustel de Coulange (1830-1889) que « ce qui distingue les nations, ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. Voilà pourquoi les hommes veulent marcher ensemble, ensemble travailler, ensemble combattre, vivre et mourir ». C’est la leçon que nous donne jour après jour le peuple ukrainien, uni plus que jamais pour sa survie en tant que peuple, nation et Etat souverain.
Le titre est Qu’est-ce qu’une nation : la leçon ukrainienne ! Et le texte parle de la question de la nation française puis juive. Ne trouvez-vous pas, que vous êtes hors sujet ?
Il se trouve que je suis marié à une russe née en Ukraine. Alors, voilà. L’Ukraine était initialement dans une situation similaire à la Belgique. C’est-à-dire que linguistiquement, le pays était divisé entre ukrainophones et russophones (flamands et wallons, ici). Mais la division était Est/Ouest, au lieu d’être Nord/Sud.
Et puis, Poutine a arraché en 2014 la Crimée et une partie du Donbass. En faisant cela, il a redéfini la nation ukrainienne, car les russophones se sont sentis violés à juste titre. Ainsi, Zelensky est un russophone, marié à une ukrainophone.
Or les russophones ne sont pas la propriété de la Russie, tout comme l’Alsace-Lorraine n’était pas la propriété de l’Allemagne. Comment expliquer la soumission russe à un tyran, alors que les russophones ukrainiens (considérés inférieurs par la société russe, qui persiste à avoir une logique coloniale) osent-ils vivre libres en démocratie ? Comment osent-ils vouloir s’intégrer à l’Europe et non à une utopique Eurasie ? Cela est insupportable à l’élite conservatrice russe.
Voilà qui résume rapidement, le pourquoi du comment.