Regards n°1092

Livre – Sépulture pour une héroïne inconnue

Vous venez d’une famille de Justes parmi les Nations ce qui ne vous empêchait pas, plus jeune, de trouver cette mémoire barbante…

Je crois qu’au fond, si le sujet de la guerre m’ennuyait autant, c’est parce que je le prenais pour un « truc de vieux », de vieillards à la peau constellée de fleurs de cimetière, de gens qui vivaient des vies mornes. Quand j’étais plus jeune, il me paraissait évident qu’il n’y avait rien d’intéressant à vivre après 30 ans. Il y avait aussi le fait que la Belgique avait été un pays « neutre » (c’est à dire qu’elle regardait ailleurs en sifflotant pendant que les Allemands cheminaient par ses routes et s’installaient çà et là), et le concept de « neutralité » n’avait pas pour effet de nous passionner, quand on nous l’enseignait à l’école. Enfin, je pense que la Belgique est, sous tous ses aspects, un pays qui n’érige pas de statues à ses héros (encore moins à ses héroïnes). A force de modestie, eh bien notre Histoire, notre mémoire s’est effritée.

 

Marina Chafroff est l’héroïne de votre nouveau roman. En dépit de son importance symbolique, vous tombez dessus par hasard. Comment, au juste ?

C’était au début du deuxième confinement. À Bruxelles, la police patrouillait pour mettre les flâneurs indisciplinés à l’amende. Et je devais voir une amie, qui avait une affaire urgente à me confier. Alors je lui ai proposé une balade au cimetière d’Ixelles. J’habite tout près. Je me disais que là au moins, personne n’irait nous demander de mettre nos masques et de respecter les distances. Je n’étais jamais entrée dans ce cimetière. Inexplicablement, je me suis dirigée, comme aimantée, vers une drôle de portion de gazon dont jaillissaient une série de stèles identiques, le reposoir des martyrs de la Seconde Guerre mondiale. Il n’y avait que des hommes, jeunes, tous fusillés. Et une anomalie : une seule femme, plus âgée que les autres (33 ans), avec un nom d’évidence venu de l’Est, sous lequel il était gravé « décapitée ». Je ne savais pas qu’on décapitait des femmes pendant la guerre. Je ne savais pas qu’on décapitait tout court pendant la guerre. J’ai voulu savoir qui était cette Marina Chafroff, qui ne disposait même pas d’une page Wikipédia en français, et qui était absente des registres du cimetière. Sur Google, on peut lire qu’elle est supposée être la « Jeanne d’Arc belge ». Mais c’est à peu près tout. On peut dire qu’elle a été effacée, annulée, cancelée, comme on dit aujourd’hui. Mon livre essaie de lui donner une sépulture à la mesure de son courage. Et de montrer les mécanismes d’annihilation des femmes.

Lors de l’exposition, au Musée de l’Orangerie, à Paris, en 2022, consacrée à l’artiste Sam Szafran, le public a pu admirer ses œuvres magistrales au pastel.

Ses premiers essais au pastel eurent comme objet d’expérimentation, le chou. On pouvait lire sous l’une de ses œuvres : « Légume bon marché, présent dans la cuisine juive, il convoque des souvenirs d’enfance aux Halles, à Paris ». N’y a-t-il pas plus bel hommage à la cuisine familiale ashkénaze ? Et si « L’homme à la tête de chou » de Gainsbourg en était un, aussi ? …

Le chou fait partie de toutes les cuisines populaires du monde. C’est un légume facile à cultiver, résistant aux températures glaciales, riche en nutriments et que l’on récolte de septembre jusqu’au début de l’hiver. On peut en faire des soupes. Légèrement caramélisé, il peut accompagner les pâtes (Krautfleckerln), ou encore être transformée en choucroute. On peut aussi farcir ses feuilles avec du riz et de la viande. Cette recette existe avec de multiples variantes dans toutes les cuisines du monde. Et bien évidemment dans la cuisine sépharade où l’on affectionne les légumes farcis : oignons, poivrons, courgettes, feuilles de vigne.

Je voudrais vous proposer dans ce carnet de cuisine la recette ashkénaze des holishkès ou gefilte kroyt, les termes yiddish des feuilles de chou farcies. Un plat de réconfort hivernal par excellence, sucré-salé qui nécessite une longue cuisson afin d’extraire les meilleures saveurs du chou, de la viande et de la sauce.

« Du bourgmestre de Bruxelles de 1941, on dit que c’était un type bien, un type droit » écrivez-vous avant de mettre un sérieux bémol à la légende qui en fait un ami et un défenseur des Juifs…

Je n’ai pas envie de jeter l’anathème sur lui en particulier parce que l’antisémitisme semblait être une inclinaison largement partagée, hélas. Mais il est vrai que le bourgmestre faisant fonction a été considéré comme un chic type parce qu’il avait refusé de distribuer l’étoile jaune aux Juifs. Or, son journal intime déploie une histoire un peu moins héroïque. Il n’explique pas les raisons du refus mais souligne que celui-ci énerve L’Oberfeldkommandantur. Le bourgmestre leur suggère alors de faire distribuer l’étoile par les Juifs eux-mêmes, via une association. Le secrétaire de celle-ci refuse également. « Me voilà dans de beaux draps », écrit le bourgmestre dans son journal. « Je croyais leur être agréable et voici qu’ils se rebiffent ». Et il conclut cette séquence ainsi : « A la kommandantur, tout s’est arrangé. Les Allemands, se trouvant devant un double refus, ont décidé de faire eux-mêmes la distribution. Une épine de moins ».

 

En bref
Au départ, il y a la découverte, par le plus grand des hasards, d’une figure mythique mais méconnue de la résistance belge. Puis la volonté de Myriam Leroy de fouiller la biographie de Marina Chafroff et ses mystères. Cette dernière, jeune Russe exilée en Belgique, fut, sur ordre de Hitler, décapitée à la hache en 1942. Sans certitude aucune, on lui prêta des desseins vengeurs, un activisme politique fervent, une volonté de se défaire des chaines du patriarcat, de l’hystérie ou encore une bonne dose d’inconscience. Il faut dire que le manque cruel de sources disponibles vint brouiller les pistes, superposer les rumeurs et les silences. Qui était Chafroff ? Comment a-t-elle été refoulée de nos mémoires ? Pour le savoir, l’auteure a fouillé les archives, relu les témoignages. Elle a écouté son instinct et les troublantes coïncidences qui se sont mises en travers de sa route durant le processus d’écriture. En résulte un roman d’autant plus troublant qu’il ne prétend pas dire le vrai mais manipule une matière encore brulante : la mémoire de la résistance belge et ses non-dits…

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