Magritte à Jérusalem

Frédérique Schillo
Pour sa première grande exposition depuis l’irruption de la pandémie, le musée d’Israël met à l’honneur « Le Château des Pyrénées », le chef-d’œuvre de René Magritte, joyau de ses collections. Une exposition à découvrir à Jérusalem jusqu’au 18 octobre 2022.
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C’est une histoire qui commence en Belgique, se poursuit à New-York et s’achève à Jérusalem. L’histoire d’une amitié entre un Lessinois et un Anversois, séparés par un océan, que la mer du Nord va réunir. D’un côté le génial René Magritte, peintre du mystère et de l’invisible ; de l’autre le fantasque Harry Torczyner, collectionneur et mécène. D’un côté le « saboteur tranquille » qui tout au long de sa vie ne s’aventurera guère hors de Lessines ou de Schaerbeek ; de l’autre l’avocat international parti en Amérique via la France, l’Espagne et Cuba, après avoir fui le nazisme.

Installé dans la Grosse Pomme, Torczyner est un avocat prospère, devenu directeur de la Chambre de commerce belge des Etats-Unis. Cet « enfant terrible » comme le décrit un magazine américain des années 1960, a deux plaisirs dans la vie : « le second plaisir est de savoir qu’il peut dire “merde” à tout le monde en toute impunité. Quant à sa plus grande passion, c’est de posséder de superbes Magritte ». Après leur rencontre à Bruxelles en 1957, le maître du surréalisme en a donc fait son ambassadeur aux Etats-Unis. Tous deux partagent une insatiable curiosité et cet humour mordant que l’on retrouve dans leur correspondance qui retrace la naissance du « Château des Pyrénées », le tableau phare de l’exposition présentée au musée d’Israël.

« Il y a un coin de mon bureau, à gauche, qui réclame à tue-tête un tableau de Magritte. J’ai beau dire à cet ambitieux coin que le maître doit encore finir un ou deux tableaux (…), le coin continue à me rebattre les oreilles », écrit Torczyner au peintre début février 1959. Le coin en question est occupé par une fenêtre de 2m sur 1,5m, donnant sur un « vilain building » de la 5e avenue que l’avocat aimerait ôter de sa vue. Ainsi, c’est pour cacher un pan de ville bétonnée que Magritte va imaginer un monumental paysage minéral pour son « tableau-fenêtre ».

Une exposition-enquête

Au début, il songe à différents sujets et réalise trois esquisses que l’on retrouve dans l’exposition. C’est la troisième qui sera retenue. Intitulée « Vieux château (presque ou « assez » fort) de pierre sur une pierre dans la nuit », elle montre un immense rocher surmonté d’un château suspendu dans le ciel. Le collectionneur suggère d’y ajouter une balustrade à la base et un peu de verdure avec un drapeau pour égayer l’ensemble. Refus du maître. En revanche, son autre proposition est acceptée : voir le rocher « flotter au-dessus d’une mer démontée, sombre comme la-Mer-du-Nord de [sa] jeunesse, mais dans un ciel de jour clair comme le ciel de l’Empire des Lumières ».

Quant au rocher et son château, d’où viennent-ils ? C’est tout le sens de l’exposition-enquête du musée d’Israël qui tente de percer le secret de cette œuvre étrange, hyperréaliste et totalement magnétique, dont la plus grande énigme est son extravagant défi lancé aux lois de la pesanteur. Efrat Aharon, la commissaire d’exposition, a rassemblé les œuvres de la période dite de « l’âge de pierre », au début des années 1950, quand Magritte commence à peindre de grands rochers flottant dans le ciel.

Harry Torczyner dans son bureau de New-York. ©Musée d’Israël

Pour les vagues vigoureuses de la mer du Nord, il s’est inspiré d’une toile d’un peintre arménien et des plages de Knokke-le-Zoute. Et pour le château, de tous ceux qu’il a vus « qui étaient à la fois une source d’inspiration consciente et inconsciente », explique Aharon.

L’exposition sonde la magie de la création en en remontant chaque fil, visible et invisible. Jusqu’au titre « Le Château des Pyrénées », tiré du roman d’Ann Radcliffe (que Magritte avoue à Torczyner n’avoir jamais lue), qui lui a aussi été soufflé par d’autres auteurs et par la puissance évocatrice des châteaux en Espagne. Une expression universelle qui apparait déjà dans le Talmud pour désigner un objet fantasmé : « Un homme dort ici et voit un rêve en Espagne ».

La seconde partie de l’exposition s’attache justement à cet imaginaire commun en présentant des œuvres d’artistes contemporains – dessins, photomontages, installations, films – inspirées par « Le Château des Pyrénées ». Parmi eux des Yérosolomitains comme Michel Kichka ou Attai Chen, lequel a littéralement grandi face au chef-d’œuvre magrittien. « Cette pièce est une icône du musée d’Israël. Beaucoup d’Israéliens disent l’avoir en poster sur le mur de leur chambre », nous confie Aharon. « C’est un tableau sombre et mélancolique, mais aussi très inspirant. Les Israéliens l’adorent ».

Le voyage à Jérusalem

Torczyner avait pu en mesurer très vite l’effet sur ses visiteurs. « VIVE MAGRITTE ! Le Château des Pyrénées flotte majestueusement et orgueilleusement », écrit-il en juin 1959 en recevant l’œuvre. Longtemps, il la gardera avec un soin jaloux, ne la décrochant que pour de rares expositions.

Infos :

L’exposition Drifting with Magritte : Castles in the Air, au Musée d’Israël à Jérusalem jusqu’au 18 octobre 2022.

Infos : https://www.imj.org.il 

En 1985, il décide d’en faire don au musée d’Israël pour ses 20 ans. Un aboutissement logique pour ce grand ami du musée et sioniste engagé.

Magritte aurait sans doute adoré voir son rocher gagner la Terre promise. Ce terrien invétéré avait accepté de s’y rendre en avril 1966 à l’invitation de l’Ambassadeur Emile Najar. Il revint enchanté par la beauté du pays et les trésors du musée d’Israël, qui comptait déjà deux de ses toiles. Les Israéliens l’avaient fort impressionné comme il l’a dit en interview. « Ils connaissent bien le surréalisme et déploient eux-mêmes de la suractivité dans une sorte de patriotisme cosmopolite, le passé et le présent y sont tous deux fantastiques : l’Histoire sainte et le Kibboutz, Saint-Jean-d’Acre et l’irrigation. On y va au musée, au concert, à une conférence, sur un volcan ». Deux mois avant sa mort, en juin 1967, le peintre écrivait encore à son ami pour saluer le succès israélien dans la guerre des Six Jours.

« A Jérusalem, le Château des Pyrénées rejoindra d’autres rochers, tours et murailles magiques », se réjouissait Torczyner. Avec cette exposition, qui pourrait ensuite s’envoler pour le musée royal des Beaux-Arts de Belgique, le musée d’Israël nous entraîne dans un fascinant voyage à l’intérieur d’une œuvre et de son univers merveilleux.

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris