Notre courage : Juifs en Europe 1945-48

Roland Baumann
Un nouveau centre mémoriel berlinois présente une captivante exposition sur la reconstruction juive en Europe après la Seconde mondiale et la Shoah.
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Conçue par le Musée juif de Francfort où elle fut montrée l’hiver dernier et se termina par un colloque universitaire, Unser Mut, « Notre courage », résulte d’un projet de recherche sur la vie juive en Europe après 1945, réalisée par le musée en collaboration avec le Leibniz-Institut für jüdische Geschichte und Kultur – Simon Dubnow. De Białystok à Francfort et Amsterdam, de Berlin à Bari en passant par Budapest, l’exposition documente l’autonomie et la résilience des survivants qui s’organisent activement dès l’immédiat après-guerre pour reconstruire la vie juive avec l’aide des organisations caritatives américaines, en particulier le Joint (JDC).

Faire renaître la vie juive

« Notre courage » renvoie au chant yiddish des partisans et au titre du premier journal publié dans le camp de personnes déplacées (DP) de Zeilsheim, à Francfort. La production artistique et littéraire juive est variée et intense à cette époque, chant du cygne de la culture yiddish. À Budapest et Amsterdam, les survivants s’appuient sur les structures communautaires d’avant-guerre pour faire renaitre la vie juive. Les Juifs polonais revenus d’URSS fuient la Pologne antisémite (Kielce 1946), affluant dans les Displaced Persons Camps en Allemagne. De là, via des camps de transit comme Bari, ils s’efforcent de gagner la Palestine. Certains passent en zone soviétique, à Berlin-Est, dans l’espoir d’y édifier une société socialiste. La commune de Dzierżoniów, (Reichenbach) en Basse-Silésie, « regagnée » par la Pologne, jouit pendant quelques années d’une semi-autonomie et d’une vie juive florissante. L’exposition se termine avec la proclamation de l’Etat d’Israël, les débuts de la Guerre froide et le démantèlement des camps de personnes déplacées dont la plupart des réfugiés juifs quittent l’Europe. La scénographie donne à l’exposition, l’aspect d’un camp provisoire, fait de bric et de broc, ce qui correspond bien à son sujet ! L’intérêt des documents visuels ou écrits et des objets exposés, tout comme la qualité du récit historique que relate cette exposition en font une œuvre accomplie et réussie.

Unser Mut est la première exposition temporaire du « Centre de documentation – Fuite, expulsion, réconciliation » (Dokumentationszentrum Flucht, Vertreibung, Versöhnung), ouvert à Berlin en juin dernier. Selon sa directrice, Gundula Bavendamm, « le Centre de documentation traite de la fuite et de l’expulsion des Allemands, mais aussi des nombreuses autres personnes qui ont dû vivre une migration forcée, ou qui la vivent aujourd’hui ». Cette institution témoigne-telle d’une nouvelle approche de la question polémique des millions d’expulsés allemands, « victimes oubliées » de la Seconde Guerre mondiale ? Comme l’a rappeléCatherine Perron, chargée de recherche au CERI- CNRS/Sciences Po[1], l’idée du Centre est lancée au Bundestag en 1999 par Erika Steinbach, députée conservatrice CDU et présidente de la Fédération des expulsés. En 2005, dans leur accord de coalition, la CDU/CSU et le SPD, s’engagent à poser un « signe visible » à Berlin, pour « se souvenir de l’injustice des expulsions et proscrire à jamais l’expulsion ».

Fin 2008, le Bundestag vote la loi créant la « Fondation Fuite, Expulsion, Réconciliation » (Stichtung Flucht, Vertreibung, Versöhnung). En 2011, le gouvernement fédéral désigne la Deutschlandhaus comme site du futur centre de documentation de la fondation. Depuis les années 1950, cette « Maison de l’Allemagne », située à Kreuzberg, face aux vestiges de l’ancienne gare d’Anhalt, était le siège des associations d’expulsés. L’édifice faisait partie du complexe d’immeubles Europahaus construit en 1926-1931. Les travaux débutent en 2013. Le Centre de documentation est inauguré le 21 juin 2021. Dans son discours, Angela Merkel affirme que « Sans la terreur apportée par l’Allemagne sous le national-socialisme sur l’Europe et le monde, sans la rupture civilisationnelle de la Shoah commise par l’Allemagne sous le national-socialisme et sans la Seconde Guerre mondiale déclenchée par l’Allemagne, des millions d’Allemands n’auraient pas été contraints de fuir, de subir un déplacement et une réinstallation forcée. Il est d’une importance cruciale que l’histoire des expulsions des Allemands soit ancrée dans son contexte historique ».

La souffrance des expulsés

Le nouveau Centre est bien un « signe visible » évoquant la souffrance des expulsés, mais cette mémoire des victimes allemandes de la Seconde Guerre mondiale est ancrée dans l’histoire européenne des migrations forcées, du 20e siècle à nos jours. L’exposition permanente place l’accent sur la fuite et l’expulsion de « 14 millions d’Allemands », mais situe cette tragédie humanitaire dans le contexte du nazisme et de la guerre 39-45. Surprenante collection d’objets, de memorabilia et documents divers, de cartes, photographies, extraits de films, court-métrages d’animation, des stations multimédias… L’exposition très riche en contenu bénéficie de tous les apports d’une muséologie de pointe. Au premier étage, six espaces thématiques initient aux grandes questions de cette histoire des migrations forcées. La scénographie ingénieuse, met en valeur les objets et documents divers exposés et incite à explorer ces thématiques sur base de nombreux exemples comparatifs. Qu’il s’agisse du passeport d’une allemande tamponné d’un « J », ou du smartphone d’un réfugié syrien, des objets emblématiques conduisent aux questions fondamentales : sur l’idée de nation et le nationalisme, les guerres et violences armées, causes de migrations forcées. En 2014, l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass font près de 1,5 millions de réfugiés internes. Autres thèmes clés : la justice internationale face aux expulsions et purifications ethniques, l’expérience des réfugiés et personnes déplacées pendant leur fuite, leur vie au camp, les conditions de leur résilience. Sans oublier les controverses liées à la mémoire des migrations forcées.

Au deuxième étage, le parcours chronologique représente l’expansionnisme et la politique raciale nazis, les crimes de Staline, le pacte germano-soviétique, l’invasion et l’occupation allemande en Europe, les premières déportations de populations, la Shoah par balles, les mouvements de travailleurs forcés, Auschwitz, etc. Les nombreux outils multimédias contribuent à l’efficacité des descriptions et des analyses… L’exposition relate alors les évacuations et l’exode des civils devant l’avance soviétique début 1945. Elle détaille les plans alliés de redéfinitions des frontières en Europe de l’Est, la conférence de Potsdam et l’énorme déplacements de populations qu’entraîne la réorganisation de l’Europe par vainqueurs du nazisme. Aux expulsés allemands, issus en majorité de territoires du Reich mais aussi du sud-est de l’Europe, s’ajoutent des millions de Polonais, d’Ukrainiens ou de Biélorusses, victimes eux aussi de ces migrations forcées.

L’exposition évoque ensuite l’accueil des millions d’expulsés dans les zones d’occupation alliées en Allemagne, puis leur intégration en RFA et RDA. L’accent porte sur la culture du souvenir avec une étonnante collection d’objets mémoriels les plus divers. Ce parcours historique est ponctué de biographies de réfugiés et de personnes déplacées. Le nouveau Centre contribue à intégrer la mémoire des expulsés au grand récit de l’histoire européenne, loin des discours de l’extrême-droite allemande qui, depuis bien longtemps, fait de la question des expulsés un récit fondateur.

Infos

Exposition : Unser Mut. Juden in Europa 1945-48

Dokumentationszentrum Flucht, Vertreibung Versöhnung Stresemannstraße 90, 10963 Berlin Jusqu’au 30 septembre 2022 ; mardi-dimanche 10-19h, entrée libre.

https://www.flucht-vertreibung-versoehnung.de

[1] « Musée ou mémorial ? L’ouverture du Centre de documentation Fuite, expulsion réconciliation à Berlin au terme de vingt ans de controverses – Entretien avec Catherine Perron », SciencesPo.fr, 9 novembre 2021, www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/musee-ou-memorial-louverture-du-centre-de-documentation-fuite-expulsion-reconciliation-berli)

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