Sylvie Le Bihan : « Pour écrire l’exil, j’ai pensé à mes grands-parents… »

Laurent-David Samama
Figurant dans la liste du Renaudot, Les Sacrifiés (éd. Denoël) de Sylvie Le Bihan raconte la projection de Juan Ortega, petit gitan andalou, dans le ghota artistique madrilène. Un roman fresque sur fond de guerre d’Espagne et de montée des périls.
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Vous n’avez aucun lien direct et biographique avec l’Espagne. Comment vous êtes-vous plongée dans son histoire contemporaine ?

Par Federico Garcia Lorca ! J’adore la poésie, j’en lis beaucoup. Et Garcia Lorca était pour moi une idole. Il y a huit ans, dans un salon littéraire, je tombe sur Romancero Gitano, qui est un must. A la fin de tous ses poèmes, je retombe sur Champ funèbre pour Ignacio Sanchez Mejia. Je relis ça trente ans après la première lecture. Ça me parle autrement. Je redécouvre la puissance du texte, la valeur de l’amitié masculine qu’il sous-entend, d’autant plus intéressante que Garcia Lorca était homosexuel. J’entame alors des recherches sur Ignacio. Et là je découvre une personnalité de torero totalement atypique, sa passion amoureuse avec une danseuse de flamenco, Encarnacion. Pendant huit ans, j’ai fait des recherches sur la tauromachie, la poésie de Lorca, la génération de 27. Il n’y a donc pas de racines espagnoles à proprement parler, même s’il y a bien des racines séfarades chez moi. Et quelque part donc un peu d’Espagne avec Isabelle la Catholique !

La toile de fond du roman, c’est le contexte de guerre d’Espagne qui préfigure, au fond, la Seconde Guerre Mondiale…

J’ai appelé ce livre Les Sacrifiés pour cela : pour raconter d’abord le sacrifice du peuple espagnol, ce lourd tribut payé au-delà des personnages du livre. Le mouvement de la Seconde République puis celui des Brigades Internationales est, à la base, anarchiste et communiste. Les Brigades Internationales, pour y revenir, me fascinent. Voilà des jeunes gens qui ont quitté leur pays pour se battre pour un idéal de liberté. Ils venaient d’Italie, d’Allemagne, d’Union Soviétique, d’Angleterre, de France. C’était à la fois une sorte de rêve et de combat acharné pour des convictions chevillées au corps. Orwell le raconte bien dans Hommage à la Catalogne.

Le protagoniste du roman est un jeune gitan dénommé Juan Ortega. Il connait des exils à répétition et expérimente très tôt le fait d’être issu d’une minorité vivant un pied dedans, un pied dehors. Difficile de ne pas faire le lien avec la figure mythique du juif errant…

Tout à fait ! Dans le roman, il y a un passage dans lequel Juan, juste avant que les nationalistes ne reprennent le pouvoir, retourne voir sa famille en Andalousie. Il les prévoit du danger à venir, il leur dit, en somme, « Ne soyez pas dupes, les prochains sur la liste ce seront les Gitans ! Vous avez l’impression de ressembler aux autres mais une fois qu’ils auront décimé les Républicains, ils s’attaqueront à vous ». Primo Levi raconte cela aussi, dans un livre : le dernier été insouciant, ce moment où ça monte mais où pourtant on fait en sorte de ne pas prendre la mesure de ce qui vient.

Finissons par une grande thématique du livre, juive s’il en est : l’exil. Tous vos personnages ou presque l’expérimentent…

Comment se mettre dans la peau de l’exilé ? Mes grands-parents maternels étaient juifs. Ils venaient de Tlemcen. Ils n’ont pas eu l’impression d’être « rapatriés ». Ils étaient plutôt des expatriés, ils ont quitté leur pays. Quand on leur a dit « tu rentres chez toi » ils ne comprenaient pas : ils étaient déjà chez eux en Algérie. J’ai beaucoup parlé de cette dureté là avec mon grand-père. Du fait de recommencer sa vie ailleurs. Pour écrire ce livre, j’ai pensé à ces gens qui laissent tout derrière eux en partant. Comme aux migrants quittant actuellement des zones de guerre.

En bref

Huit années de recherche et d’écriture. C’est le temps qu’il aura fallu à Sylvie Le Bihan pour signer Les Sacrifiés, roman passionné sur fond de guerre d’Espagne et de sabotage de l’idée même d’Europe, par Franco, Mussolini et Hitler. Un livre qui prend d’abord la forme d’une initiation, celle de Juan Ortega, jeune gitan couvé par une star de l’époque, Ignacio Sánchez Mejías, toréador et bientôt homme de lettres. A ses côtés, Juan, cuisinier devenu fidèle confident, va découvrir l’effervescence du Madrid des arts. Une scène haute en couleurs qui abrite mille génies et autant de patronymes demeurés célèbres : Picasso, Dali, Buñuel mais aussi le poète Federico García Lorca auquel l’auteure rend un vibrant hommage. Un monde vibrionnant bientôt englouti par la guerre d’Espagne. Les Sacrifiés ou le récit d’un glissement. Celui de la République vers le nationalisme et de l’idéal progressiste vers la grande boucherie. On lira dès lors la trajectoire de Juan et son incessant exil, de Madrid à Paris en passant par New-York comme une métaphore à peine voilée de l’errance juive. Un livre fresque au souffle passionné.

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