Fresque édifiante sur l’immigration d’un Juif hongrois aux États-Unis en 1947, ce blockbuster célèbre parallèlement l’avènement de l’architecture brutaliste : deux étrangetés que le réalisateur fait résonner dans une Amérique conservatrice.
Vous avez déjà beaucoup lu sur ce film qui a remporté le Lion d’argent du meilleur réalisateur à Venise en 2024, vous avez suivi sa percée aux Golden Globes et pariez sur son raz-de-marée aux Oscars. Tabula rasez tout et suivez la destinée de László Tóth, Hongrois qui a traversé la Seconde Guerre mondiale puis l’Atlantique pour survivre et caresser le rêve américain.
Les quelques plans d’Ellis Island, avec ses anonymes débarqués, ces registres et sélections déterminantes en disent long sur les humiliations et les chances offertes à certains tandis que d’autres sont relégués dans les fins fonds américains. Au-delà de l’aspect historique de cette usine de tri, de cette rime douloureuse avec les camps de concentration et les centres d’extermination nazis, ce filtrage effleure encore, à un tout autre niveau, les clivages de nos sociétés élitistes.
Comme bon nombre d’immigrés, toutes époques et communautés confondues, László débarque chez un cousin arrivé avant lui en Pennsylvanie, lequel n’a pas tardé à raboter toutes ses aspérités hongroises pour prétendre à une immersion totale. Ce point de départ débouchera sur une rencontre déterminante pour l’architecte visionnaire.
Passé au service du riche industriel Van Buren, l’architecte ira à l’encontre des codes bourgeois pour déployer la grammaire brutaliste à travers un projet aux lignes épurées, aux matériaux bruts et aux dimensions imposantes, la lumière en majesté.
Fictif à s’y méprendre, le personnage de László illustre aussi le parcours d’autres figures du mouvement brutaliste aux États-Unis, tels Louis Kahn, Ludwig Mies Van der Rohe ou Marcel Breuer : « En vérité, la majorité des architectes juifs d’Europe centrale et d’Europe de l’Est qui n’ont pas pu s’enfuir à temps sont morts durant la guerre », complète l’étonnant et jeune réalisateur Brady Corbet.
Les fondations
Il y a, dans ce film dédié à l’émergence d’un style architectural – avec ses résistances et hostilités, admirations et fascinations – tout ce qu’un projet d’envergure charrie, des premiers plans aux financements, de la création à l’inauguration, en passant par les déconvenues, batailles d’égos, soufflets, défis et trahisons. Le bâti s’avère un geste pour dire, vivre, y circuler, durer, accueillir, se recueillir, revendiquer.
La symbolique de l’architecture, particulièrement ici, raconte aussi la structure de l’humain, sa puissance créative, sa charpente, ses contraintes, comment il se construit, s’élève, avec ses jours de gloires et ceux de galères, ce qu’il cache ; avec une façade ostensible et un intérieur plus confidentiel. Les styles architecturaux, comme les idées et les humains, traversent les continents ; les immeubles qui nous survivent cristallisent, dans la pierre, passé, présent et futur. Tous, eux comme nous, témoignons de notre époque et taisons nos secrets.
Mais voilà qu’entre ces matériaux bruts et froids, soufflent le chaud et le froid des relations humaines, les voix vibrantes et les cœurs battants. Les histoires des personnages se faufilent entre les espaces, intérieurs et extérieurs, tandis qu’il est question, dans le désordre, d’identité, de foi, de regroupement familial, de couple, de tolérance a minima, de résilience, d’intelligences, de décadences et de grandeurs, de dignité, de chance, d’avant-garde, d’endurance, de racisme, de justice, de liberté, d’intégrité, d’exigence, d’excellence, d’immigration, de traces et encore, au mitan du XXe siècle, de fondations, de l’être, d’un bâti ou d’un État, tel celui d’Israël.
Séquencé sur 3h35 (dont 15 minutes d’entracte), le film repose sur l’attachant Adrien Brody – déjà « oscarisé » en 2002 pour sa performance dans Le Pianiste de Roman Polanski – lequel joue un László Tóth intense et confondant ; Guy Pearce est effrayant d’ambivalence dans le rôle de Van Buren, quant à Felicity Jones, qui interprète Erzsébet, l’épouse de László, elle représente, à la fois, le socle, la force, le sacrifice et l’intégrité.
Dans ces dialogues pleins de finesse, chaque mot semble taillé dans sa phrase ; les plans du film entièrement tourné à Budapest et sur pellicule sont esthétiques et graphiques à souhait, la musique surgit aussi avant-gardiste que désarçonnante. On quitte la salle avec l’envie d’en savoir plus sur László Tóth, sur l’homme et son œuvre : voilà où Brady Corbet et Adrien Brody auront réussi à nous emmener : à la frontière de la réalité.