Il y avait foule, ce soir d’automne, sur les Grands Boulevards. Dans la file d’attente qui menait au Grand Rex, en patientant, on parlait de Dylan comme d’un « ami de longue date, de ceux que l’on retrouve année après année, depuis des décennies ». Pour être tout à fait sincère, il y avait un peu d’appréhension pourtant… Car au-delà de la légende qu’est devenue Zimmerman de son vivant, l’homme a la réputation (tenace) d’être, sur scène, l’inverse d’un « performer ». A ce sujet, certains fans déçus le confient volontiers : le maître a des soirs sans, parfois des accidents. Il est souvent ce génie misanthrope, mutique, qui ne se fatigue plus à interpréter ses vieux tubes. A rebours, comme toujours, et semble voler bien au-dessus de ces considérations avec sa voix nasillarde si caractéristique. Pourquoi d’ailleurs changer une recette qui fait ses preuves ? Depuis 1962 et la sortie de son premier album éponyme, notre baladin sémite préféré est déifié par son public et encensé par la critique.
Désormais octogénaire, Dylan poursuit une œuvre magistrale et complexe, matinée de références culturelles empruntées autant à la pop culture de notre temps qu’à la tradition biblique ancestrale. On y trouve l’Amérique légendaire comme les rivages flous d’une Europe de l’Est quittée à la hâte par ses grands-parents du fait des pogroms, le tout mélangé mixé puis réinterprété dans une langue rare et poétique. Pour l’écouter cette langue, il y avait ce soir-là, à nos côtés, des spectateurs venus d’Allemagne, d’Espagne et d’Italie, la plupart déjà bien rodée aux thématiques du Zim’. Le charme a rapidement fait son effet. Sitôt l’idole entrée sur scène, un tonnerre d’applaudissement résonne de même que le sentiment de vivre un moment hors du temps. Nous sommes alors des milliers à écouter l’oracle en guettant le miracle. L’attention est religieuse puisque l’usage des smartphones est formellement interdit dans la salle et tous les yeux rivés sur le chanteur sans que personne ni aucun écran ne s’interpose. On se dit alors que Dylan tourne peut-être pour la dernière fois sur le Vieux continent.
Un Juif immémoriel
Les dylanologues le savent, l’œuvre de leur idole est parsemée de symboles. Petit détail en forme de clin d’œil : cette édition 2022 du Never Ending Tour fut entamée le soir de Rosh Hashana. Une parfaite illustration du judaïsme nébuleux, aussi profond que contradictoire, dont témoigne Zimmerman depuis le début de sa carrière. En observant le chanteur sur scène, on comprend soudain de quel bois est fait sa synagogue : c’est sur la route (comme Kerouac) et dans une errance volontaire que l’homme semble entretenir le lien qui le relie à ses ancêtres, à la manière d’un Juif immémoriel. Mais revenons-en à la musique. Sur cette tournée, Dylan joue son dernier album studio en date : Rough and Rowdy Ways, que l’on pourrait traduire par « Des manières aussi rudes que tapageuses » avec ce double sens que revêt le mot « ways » (qui peut aussi se comprendre comme le « chemin »). Voilà un album qui ressemble au vieux monsieur qu’est devenu Dylan à 81 ans. Un géant revenu de tout, après la contre-culture, les errances géographiques et religieuses, les aventures intimes et les plus grands honneurs. C’est un monument que l’on est venu voir chanter, le récipiendaire du Nobel de littérature. Plus qu’un homme : une œuvre, une présence, un témoignage. Quelqu’un que l’on écoute et que l’on suit. Peut-être un prophète.
Sur scène, les versions que livre Dylan sont réarrangées, réorchestrées, comme s’il fallait toujours qu’il remette le bleu de travail et repense le sens de son œuvre. Dans un halo lumineux bleu et doré, sans grands effets mais avec une voix qu’on ne lui connaissait plus depuis quelques années, Dylan étonne. False Prophet, Key West et I Contain Multitudes font l’effet de jolies mélodies teintées de folk mais aussi de blues, aussi efficaces que travaillées. Et puisque les paroles des chansons sont, elles aussi, sujettes à interprétation, on relèvera que dans la très métaphorique Crossing the Rubicon, Dylan met en scène la perspective de sa propre disparition : « In ten, maybe twenty years, and I’m gone ». Ce à quoi une partie du public oppose un « nooooon ! » catégorique. Ainsi Dylan semble s’amuser de son effet, de son mythe et des passions qu’il suscite. Pour notre part, on se demande ce qui le fait encore tenir, ce qui le pousse inlassablement sur toutes les scènes du monde. En dépit des décennies, le mystère demeure intact : comment ce petit Juif gringalet (Dylan mesure 1m69 et pèse désormais tout juste 60 kilos, ndla) né à Duluth, au fin fond du Minnesota, a pu devenir l’un des artistes majeurs de son siècle ? Bien sûr, il y a du génie et de l’inspiration, la rencontre de la grande Histoire avec ses histoires à lui. Et peut-être une éthique et des valeurs plus casher qu’on ne l’imagine