Woke équivoque

Sarah Borensztein
LGBT pro-Hamas, campus sous tension, improbable convergence des luttes, etc. La crise au Proche-Orient révèle des aspects dérangeants du mouvement woke.
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Samuel Fitoussi, chroniqueur au Figaro, publie Woke Fiction, aux éditions Le Cherche Midi, une analyse de la distillation de cette idéologie dans nos œuvres culturelles. Nora Bussigny, journaliste française d’investigation, nous offre Les Nouveaux inquisiteurs, une infiltration d’un an « en terres wokes ” aux éditions Albin Michel. Chez nous, c’est le Président de la N-VA, Bart De Wever, qui s’est attaqué au sujet avec Over woke aux éditions Borgerhoff & Lamberigts. La liste des ouvrages sur ce mouvement s’allonge chaque jour. Une question revient régulièrement néanmoins : est-il encore pertinent d’utiliser ce mot, au regard de ses détournements réguliers ? Car il est devenu un repoussoir, un label facile pour toute une partie du camp (ultra-)conservateur. Au moindre pas progressiste, à la moindre tentative de lutte contre une discrimination, on sort le mot magique « woke », pour tenter d’arrêter la discussion. Le voilà galvaudé, dirait-on. Pourtant, conserver cet anglicisme est une absolue nécessité. Il permet de distinguer cette idéologie du véritable antiracisme, celui qui se réclame de l’universalisme. Cesser d’utiliser le vocable « woke », ce serait laisser au courant identitaire le champ libre pour phagocyter toute défense des minorités. Et c’est inacceptable.

Mais il est une seconde raison à l’intérêt de ce terme : il renferme en lui la composante complotiste qui rend ce mouvement si hargneux, si paranoïaque, si sectaire, si intolérant et si dangereux. « Woke » signifie « éveillé » ; à l’inverse de ceux qui dormiraient encore. Éveillé à quoi ? À cette idée « à la Matrix » qu’une élite « blanche » usurperait les droits, les biens, les terres, les découvertes, la culture des autres et manipulerait ad vitam aeternam le monde entier, tout en maintenant en place un racisme qui arrangerait tout le monde : les « Blancs » de quelque milieu social que ce soit, les institutions, les États. On nous rétorquera – à juste titre – que la colonisation, l’appropriation de terres ou de ressources, font partie de l’histoire occidentale, et que ce n’est pas être complotiste que de le dire. C’est exact. Sauf que l’Occident a beau régulièrement faire son autocritique, cette idée de « privilégiés blancs » qui cacheraient la vérité semble persister. De même, on présente les femmes occidentales comme aliénées, manipulées par un patriarcat… qui a été vaincu depuis longtemps. Enfin, on ajoutera qu’entre les empires perses et ottomans, et la traite d’esclaves menée par le monde arabo-musulman, l’Histoire ne peut être réduite au caricatural : « Monde blanc occidental méchant, reste du monde gentil ». Par conséquent, si l’on veut faire « la chasse au colonial/esclavagiste/dominant/voleur », il est à craindre que ces prédispositions au complotisme ne rendent tentant, pour certains, le glissement sémantique vers un bouc émissaire déjà testé et approuvé : le Juif.

Pourquoi une telle crainte ? Tout d’abord, parce qu’on le souligne depuis des années, l’antisémitisme semble être « l’angle mort » de l’intersectionnalité, son « Erreur 404 », comme dit l’auteur et réalisateur Ismaël Saidi.[4] Dans une interview accordée à Judaïsme en Mouvement, Rachel Khan racontait son désenchantement d’avec ces nouveaux cercles de parole « antiracistes » : « Le pire du pire, pour moi, ça a été lorsque j’ai compris que l’intersectionnalité, dans le réel, c’était gommer ma judéité. Puisque la judéité fait partie de la domination et que, là, aux États-Unis, il y a des idéologies extrêmement antisémites qui font, via l’intersectionnalité, le jeu des extrêmes sans nom. » Souvenons-nous aussi de la surprise de Whoopi Goldberg lorsqu’on lui a reproché d’avoir affirmé que la Shoah « n’était pas une question de race, mais d’inhumanité des hommes envers les hommes. » On aura évidemment compris que ce qu’elle voulait dire était que, physiquement, la judéité ne se voit pas. Mais cela donne malheureusement un argument à ceux qui ne souhaitent pas combattre l’antisémitisme : si la Shoah n’est pas une question de race, ça ne concerne pas les antiracistes.

LGBT pro-Hamas

Aujourd’hui, en revanche, alors que la tragédie frappe le Proche-Orient, les militants intersectionnels se sont trouvé un sujet qui les concerne davantage. En effet, de plus en plus d’associations LGBT prennent le parti du Hamas, qu’ils associent à « la résistance palestinienne ». Lors de la manifestation européenne pour la Palestine organisée à Bruxelles le 11 novembre dernier, on pouvait notamment voir des calicots « Queers are for Gaza. Stop the Genocide. Free Palestine », brandis par un groupe de femmes. Ce soutien aurait de quoi faire rire si la situation ne donnait pas tant envie de pleurer. Car le sort réservé par le Hamas aux minorités sexuelles est le même que celui que leur réservait Daesh. Le 27 octobre dernier, l’association LGBT Fiertés Citoyennes ! a dénoncé cette absurde convergence des luttes, via une tribune dans Marianne, titrée « LGBT pro-Hamas, autant dire : “Les dindes votent pour Noël’’ ». « Parfois, la cohérence, c’est tout ce qu’il nous reste. Et la dignité. (…) La dignité, d’abord, de reconnaître sans hésitation le Hamas comme un groupe terroriste et en aucun cas comme un mouvement de résistance. La cohérence, ensuite, de ne pas soutenir implicitement les exactions du Hamas et de son commanditaire iranien, pays où l’on exécute encore des personnes pour le seul fait d’être homosexuelles. Nous, militants associatifs LGBT, qui prônons au quotidien la défense des droits humains, trouvons ce déni de réalité choquant, inacceptable et particulièrement dangereux. Nous savons les viols « correctifs », les tortures, les exécutions de celles et ceux, jetés du haut des toits, qui seront traînés à l’arrière d’une moto à travers la ville. Les organisations islamistes, nées sur les cendres de conflits terribles, ciblent les homosexuels comme un signe de la dépravation occidentale qu’il faut éradiquer. Nous sommes, pour eux, des cibles à abattre. (…) Où est la cohérence de ces militants radicaux, si prompts à dénoncer tout et son contraire ? Associer de près ou de loin les personnes LGBT aux objectifs du Hamas ou, plus pudiquement, de la « résistance palestinienne » est inacceptable. Si l’on veut pouvoir dire à toutes les victimes de LGBT phobies qu’elles peuvent demander l’asile en France et en Europe, on ne peut pas affûter la lame de leur bourreau. »[ Ce soutien incompréhensible, l’est d’autant plus quand on voit les accusations de « pinkwashing » adressé à Israël, qui a l’audace d’avoir des lois et des mœurs d’une modernité incroyable pour cette région du monde : là où d’autres pays n’ont toujours pas aboli la peine de mort ou l’emprisonnement des homosexuels, Israël s’interroge plutôt sur la légalisation du mariage gay.

Si l’on ne doit pas généraliser ces dérives à l’ensemble des jeunes gens s’investissant dans des associations en ayant l’impression de faire du bien au monde, la virulence et la violence des manifestations sur les campus américains, comme le sectarisme à l’endroit des étudiants de l’Union des étudiants juifs de Belgique (UEJB), ont de quoi nous interroger. Qu’est-ce qui peut amener des militants antiracistes et féministes à considérer le Juif comme un dominant et un ennemi ?

Les imbéciles et les lâches

August Bebel appelait l’antisémitisme « le socialisme des imbéciles ». L’historien Anatole Leroy-Beaulieu (contemporain de Zola et Drumont) y voyait, lui, un socialisme des lâches : si l’on clame vouloir « tuer du bourgeois », la formule est simple mais risquée. Car nous sommes tous, à un moment ou un autre, susceptible de devenir le bourgeois de quelqu’un. C’est une catégorie floue dont on sait où elle commence, mais jamais réellement où elle finit. En désignant le Juif comme le prototype du riche, on garde son statut de Robin des Bois défenseur des opprimés, tout en se mettant à l’abri d’un retour de flamme. Pas de risque que la catégorie à abattre ne s’étende jusqu’à vous : vous n’êtes pas Juif ! En revanche, peut-être que votre voisin, avec sa maison un peu trop grande et sa voiture un peu trop belle… Peut-être que le Premier ministre… Peut-être que le Président…

Si l’on est (trop) sûr de ses origines, on se croit à l’abri du coup de grisou, alors qu’il est très aisé d’estampiller ses ennemis pour jeter le discrédit sur eux. Rappelons-nous, lorsque la présidente de l’Assemblée Nationale française s’est rendue en Israël après le pogrom du 7 octobre, du tweet ignoble de Jean-Luc Mélenchon, disant que « Madame Braun-Pivet campe à Tel-Aviv ». Bien qu’elle ne l’ait jamais mise en étendard, la judéité de Yaël Braun-Pivet n’est pas un secret. On supputera qu’y avoir associé les mots « campe » et « Tel-Aviv » était un pur hasard, une maladresse. Comme l’expression « Durafour crématoire » de Monsieur Le Pen en son temps, sans doute.

Cette façon de pointer l’objectif sur une cible mythifiée risque de perdurer. On continue la chasse au bourgeois, devenu « le Blanc », « l’occidental » et, pour finir, on détourne la rancœur vers un coupable parfait : le Juif. Le fait qu’il ne soit pas forcément « blanc », par forcément « occidental », et souvent minoritaire, n’y fait rien. Pour une part de ces militants : le pire des Blancs, c’est le Juif.

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