L’Italie a vu la percée impressionnante du parti postfasciste Fratelli d’Italia lors des élections parlementaires anticipées de septembre dernier. Porté par une alliance centre droit, le parti présente à sa tête une figure qui a déjà réussi à marquer les esprits : Giorgia Meloni, ex-admiratrice de Mussolini.
Cette remontée populiste n’est pas un cas isolé en Europe. En Hongrie, le glissement très conservateur et illibéral de Viktor Orbán inquiète. En Pologne, les récentes régressions du pays sur le droit à l’avortement témoignent d’un penchant liberticide. En France, Emmanuel Macron est resté en poste, mais force est de constater qu’entre Rassemblement national (RN), La France insoumise (LFI) et Reconquête, les extrêmes ont le vent en poupe. Si l’extrême droite flamande a opéré une remontée inquiétante en 2019, le PTB reste plus marginal que son équivalent français, mais grimpe progressivement.
Partout dans le monde, les visions se rigidifient et la politique en pâtit. Depuis Trump, la boîte de Pandore paraît difficile à refermer. Au Brésil, le pathétique duel Bolsonaro/Lula a volé au ras des pâquerettes. Mais était-il si différent de nos échanges dans l’espace médiatique ? Sur le plateau de l’émission de Léa Salamé, Quelle époque !, un débat houleux sur les questions de transidentité en a fait la récente illustration : une féministe considérant qu’une femme est une personne de sexe féminin se fait traiter de « transphobe » et réplique « et vous, vous êtes misogyne ». Entre les tenants du fait biologique, et ceux du principe d’autodétermination, le dialogue semble devenu impossible.
Le retour de bâton de notre incapacité à échanger risque d’être terrible, en particulier, pour les minorités. Il suffit de se pencher sur le discours d’un Vladimir Poutine. Son ennemi ? L’Occident décadent, ses répugnantes libertés individuelles, ses mariages homosexuels et ses « parent 1 » et « parent 2 ». Des mots qui risquent de trouver écho dans nos démocraties libérales où, nous le disions, on devine la petite bête populiste qui monte, qui monte. Pour faire barrage à ce type d’idéologie totalitaire, il est impératif de garder le dialogue ouvert au sein de nos sociétés et de cesser de nous traiter de fachos, de misogynes, de transphobes, d’islamophobes à chaque divergence d’opinion. Lorsque l’on cadenasse à ce point le débat, les pensées se durcissent, puisqu’elles ne sont plus confrontées à la contradiction.
En Belgique, nous avons tendance à nous croire à l’abri des dérives politiques grâce au cordon sanitaire et à une mollesse de la recherche du consensus. Cela nous aidera sans doute. Mais de l’autre côté de la frontière, dans LE pays du débat, des intellectuels et des grandes idées, les exemples de crispations et de tentatives de censures ne manquent pas et doivent nous faire réfléchir.
Jamais assez de gauche, jamais assez de droite
Dans un entretien donné en 2021 au média indépendant Livre Noir (pendant droitier de Thinkerview), la journaliste du Figaro Eugénie Bastié déplorait les procès d’intention qui ont désormais cours, à gauche comme à droite : « la gauche est obnubilée par la pureté intellectuelle, on n’est jamais assez de gauche. La droite se met à faire la même chose : on n’est jamais assez de droite, jamais assez radical, et moi, je trouve ça dangereux (…) Il y a un procès en pureté à gauche et un procès en lâcheté à droite ».
Lorsque Zineb El Rhazoui est devenue la femme la plus menacée de France, placée sous protection policière pour avoir travaillé à Charlie Hebdo, nombreux ont cru pouvoir en faire un porte-drapeau d’une certaine droite. En miroir, nombreux ont tenté de la discréditer en lui collant l’étiquette « islamophobe ». Militante des droits de l’homme au Maroc, elle a toujours défendu les femmes, les homosexuels et les libertés individuelles. Elle est opposée à l’interdiction – qu’elle juge liberticide – du voile dans l’espace public (qu’elle distingue de la fonction publique) et elle réfute le parallèle entre immigration et terrorisme. Mais rien n’y fait, elle est régulièrement qualifiée d’extrême-droite déguisée, de raciste et autres joyeusetés. En février 2019, à sa venue au Salon du livre de Bruxelles, le stand de son éditeur est saccagé, des exemplaires de son livre déchiré et un petit malin laisse un mot doux : « sales fachos ». Ce genre d’événement fait-il les affaires des vrais « fachos » ? À n’en point douter. Tous courent à la rescousse d’une laïcité qui ne les avait jamais intéressés jusque-là. Leur soutien n’est pas affaire de conviction mais d’opportunisme. À la seconde où l’extrême-droite s’est aperçue qu’en réalité, Zineb la rejetait (et soutenait le candidat Macron), les critiques ont fusé.
La valse des extrêmes
Caroline Fourest travaille depuis ses débuts sur toutes les formes d’extrémismes. Plus jeune, elle infiltre des réseaux anti-IVG qui tentent de dissuader des femmes en détresse d’avorter. Militante féministe et LGBT de longue date, elle a bataillé pour le Pacs. En 2012, elle couvre une manifestation de Femen qui défendent le Mariage pour tous face à Civitas, un mouvement catholique intégriste. Les jeunes militantes et Caroline Fourest sont tabassées en pleine rue par des nervis d’extrême-droite. Egalement habituée à analyser le Front national et ses tactiques de dédiabolisation et de manipulation, elle a, avec sa compagne Fiammetta Venner, tourné un documentaire édifiant sur la nébuleuse Le Pen. Pourtant, le jour où elle commence à s’intéresser à d’autres radicalités, le vent tourne dans ses relations. Le 20 mai 2022, dans l’émission Un Monde, un regard (Public Sénat), elle confie, sur la difficulté de combattre l’extrême-gauche : « C’est plus dur parce qu’on perd beaucoup plus d’amis ! (rire) Quand j’ai commencé à travailler sur les extrêmes, pour moi, évidemment, le premier combat c’était le FN, et ça reste une des fils rouges de ma vie (…) Quand on passe à essayer de dénoncer, au sein de la gauche, des gens qui ont des comportements aussi excessifs, essentialisants, très manichéens, très sectaires, et même, parfois de complicité avec d’autres intégristes religieux, c’est là que les coups ont été les plus durs évidemment. Parce qu’on se fait accuser de tous les noms et puis, surtout, on vous renvoie une image qui n’est pas qui vous êtes ».
Amalgames et bonne conscience
Dans son magnifique livre Khomeiny, Sade et moi, Abnousse Shalmani raconte à plusieurs reprises comment son hostilité à l’égard du religieux, de la pudibonderie et du voile, produit logique de son propre vécu en Iran, lui valut parfois en France d’être étiquetée « intolérante » voire « raciste ». Pourtant, cette femme passionnée qui respire l’amour de la liberté se hérisse, précisément, au moindre signe d’intolérance. Elle ressent un profond dégoût pour l’homophobie et a coupé les ponts avec certains membres de sa famille en raison, dit-elle, de leur « antisémitisme forcené » et leur racisme. Dans son livre, elle évoque l’après-11 septembre et ses conséquences dans sa vie parisienne, entre les amalgames minables de sa belle-famille du VIe arrondissement « conservatrice, mondaine et snob », et les raccourcis bienveillants des amis du XIe « progressistes, artistes et snobs » : « J’entendais des phrases terribles – ‘’tu ne te sens pas un peu coupable ?’’ (…) ‘’c’est le moment ou jamais de faire des enfants français, non ?’’ – ‘’tu ne peux pas dire, après ce qui vient d’arriver, que l’islam est comme toutes les autres religions’’. Ben si, je le dis. Et je le répète. Et je le dis bien haut que toutes les religions sont monstrueuses quand elles mettent la foi en marche de conquête, que toutes les religions sont les mêmes quand elles pensent avoir raison, que tous les barbus se ressemblent quand ils font des morts. Ils m’ont broyée et mes amis du XIe les ont aidés. Car le XIe arrondissement aiguisait aussi ses armes pour se défendre contre… les racistes. Car soudain, il y en avait partout des racistes. C’est ainsi que la réfugiée politique iranienne que j’étais devint raciste. Il fallait l’entendre, la bonne conscience des faubourgs qui dénonçait à tour de langue le traitement inique des musulmans. Je précisais « islamistes » et j’étais toujours à deux doigts d’entendre – « c’est la même chose » avant qu’ils ne se reprennent ».
Combattre la paresse
Ce que ces journalistes et écrivains tentent de faire, c’est ce que personne ne doit lâcher aujourd’hui : batailler pour entrer dans le détail du réel. Rappeler, lorsque l’extrême-droite tente de se faire passer pour le Chevalier Blanc de la laïcité, que son discours change lorsqu’on parle de christianisme. Rappeler que la misogynie, l’homophobie, le racisme et les raccourcis fumeux existent, en faire témoignage sans se cacher derrière son petit doigt, et rappeler, dans un même temps, que combattre cela ne justifie pas d’anesthésier son esprit critique pour se lancer dans une version gauche progressiste de la chasse aux sorcières.
Les réponses qui émergent dans un débat ne sont pas courtes et simples et ne font pas toujours plaisir. Tout le monde aimerait entendre que sa religion est de paix et d’amour, que son pays, sa culture n’ont pas leur part d’ombre, que son bord politique n’a pas d’angle mort ou de dérives, que son combat est tellement juste, qu’aucun excès ou dérapage n’en est vraiment un. Tout cela est faux. Combattre notre paresse intellectuelle, notre crainte d’affronter un monde trop compliqué pour se résumer en slogans, voilà comment nous pouvons espérer nous défendre contre la montée populiste. Pour chaque militant qui fait un tweet racoleur, pour chaque influenceuse qui fait une capsule vidéo, il faut déverser des articles, des livres, des entretiens fleuves pour forcer le passage et rappeler que, si un débat divertit ou flatte le cerveau plutôt que de le stimuler et l’épuiser, c’est qu’on est très mal parti.