Assise de lutte contre le racisme : discussions et enjeux

Alejo Steimberg
Si la tenue des Assises de lutte contre le racisme est un événement qui ne peut être que salué, c’est également l’occasion de réfléchir aux mutations du mouvement antiraciste. Les biais de confirmation et l’entre-soi ne pourront être évités que si l’on veille à respecter l’hétérogénéité de ce mouvement.
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Les Assises de lutte contre le racisme, qui ont lieu au Parlement bruxellois, s’inscrivent dans le sillon de ce qui a été réalisé par le passé dans le domaine. Ainsi peut-on lire, dans la page consacrée à l’évènement sur le site du parlement1 : « Quarante ans après le vote de la loi visant à réprimer le racisme et la xénophobie et 20 ans après la conférence de Durban contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance, les discriminations et le racisme continuent à miner notre société. Le Parlement bruxellois a décidé de se saisir de cette question en organisant des Assises de lutte contre le Racisme ». Lors de la séance inaugurale, différentes présentations ont mis l’accent sur l’implication de la société civile. En effet, des représentants de différentes associations réunies dans la coalition NAPAR2 ont été invités à s’exprimer en tant qu’intervenants lors des séances. Or, force est de constater que jusqu’à présent cette participation du monde associatif s’est limitée aux membres de cette seule coalition. D’autres points de vue éventuellement divergents risquent ainsi d’être ignorés, en créant l’idée d’une unanimité illusoire.

Nommer le racisme, enjeu central

Dès la première séance, il a été frappant de constater non seulement que les termes pour définir le racisme étaient utilisés différemment par les intervenants, mais aussi que cette divergence semblait passer complètement inaperçue. Il en a été ainsi pour les concepts de racisme structurel ou sociétaire et de racisme institutionnel, distingués par la chercheuse Laura Westerveen (VUB) mais assimilés par les représentantes de NAPAR3. Il ne s’agit pas d’une simple question terminologique. Le racisme institutionnel étant un racisme d’Etat, son identification au racisme structurel, maintes fois nommé comme problème à résoudre lors des Assises, implique d’accuser de racisme l’Etat belge et par extension ses représentants. Il est impossible de savoir si la majorité des parlementaires est d’accord avec cette accusation ou s’ils ne l’ont simplement pas comprise. Dans les deux cas, l’absence de commentaires à ce sujet n’en reste pas moins interpellante.

La pensée raciste classifie les personnes par leur appartenance à une supposée race, un processus que la sociologue Colette Guillaumin a dénommé « racisation ». La juriste Julie Ringelheim (UCL) a expliqué lors de son exposé au cours d’une séance des Assises que cette assignation peut se faire sur base de caractéristiques visibles ou invisibles. Or, l’usage du terme « racisés » (les personnes qui subissent cette assignation identitaire) de la part des représentants des associations membres de NAPAR et de certains parlementaires se limite aux caractéristiques visibles, comme la couleur de la peau. Bien entendu, cela n’implique pas la négation de toute autre forme de racisme ou discrimination, mais le fait de faire du racisé ainsi compris le sujet politique par excellence du combat antiraciste établit une hiérarchie de fait. Il y aurait des discriminations plus importantes que d’autres. De surcroît, certains exposés, comme celui de Beatriz Camargo du CBAI, opposent explicitement le racisé au « blanc ». Mais ce qui ajoute de la confusion au tableau est que cette référence à la pigmentation de la peau est soit littérale soit métaphorique. Ainsi, quand Madame Camargo s’exprime sur sa propre expérience de vie et sur le contraste entre le fait de grandir au Brésil dans un milieu favorisé et sa situation d’étrangère extra-communautaire en Europe, elle explique s’être rendu compte qu’elle n’est finalement pas « si blanche que ça ». La blanchité devient donc un synonyme d’appartenance au groupe dominant, indifféremment du taux de mélanine de la peau. De cette manière, celui qui subit une discrimination raciste ne peut être que racisé, et celui qui l’exerce ne peut être que blanc, avec la confusion inévitable que l’usage de ces termes ambigus est amené à créer.

Etablir des catégories immuables ne peut jamais être utile à l’heure de lutter contre les discriminations. En effet, penser que la population peut être divisée de manière claire et nette entre dominants et dominés sur base des critères culturels et ethniques est essentialisant et réducteur, en plus d’empêcher toute action sur les dynamiques de domination qui peuvent s’établir dans n’importe quel groupe humain, toutes origines confondues. C’est dans ce sens-là que se sont exprimés les membres du Collectif Laïcité Yallah4 quand ils ont signalé l’invisibilisation des discriminations subies, ici même à Bruxelles, par des personnes à sensibilité laïque au sein de communautés où le respect du dogme religieux est très majoritaire. La dynamique dominant/dominé est donc parfaitement présente dans des situations où l’opposition blancs/racisés est totalement absente. Il est tout à fait à propos de vouloir combattre les éléments structurels du racisme et des discriminations, mais cela devient inopérant si on se limite à le faire pour des groupes définis en amont, en délaissant d’autres formes d’oppression envers des minorités qui se manifestent dans notre région.

« La culture est un synonyme de race »

Le recours à l’usage métaphorique des termes pendant les séances des Assises ne s’est pas limité au mot « blanc ». Il s’est vérifié également pour le concept de race. Ainsi Magy Ikulu (NAPAR), en signalant -à juste titre- que les imaginaires racistes peuvent également inclure la conviction religieuse ou la culture, est allée jusqu’à dire que « la culture est un synonyme de race », en expliquant que des personnes portant des signes convictionnels « comme un voile ou une kippa » peuvent être discriminées et victimes de haine raciste. Si les discriminations dénoncées sont indéniables, c’est l’identification entre culture et race qui pose problème. D’une part, parce qu’on retombe dans des catégorisations monolithiques. D’autre part, parce que cet amalgame fait système avec la défense du port des signes convictionnels dans tous les contextes -y compris le métier d’enseignant et la fonction publique-, ce qui fait partie des positions phares de la coalition. Si des femmes portant le foulard peuvent de ce fait subir des discriminations, cela n’implique pas que toute mesure limitant le port des signes convictionnels en fasse nécessairement partie. Pour reprendre le célèbre syllogisme, que Socrate soit un homme ne veut pas dire que tous les hommes soient Socrate. Cette question est tout sauf anecdotique, car on est face à une logique qui stigmatise les positions de celles et ceux qui soutiennent que la neutralité voire la laïcité de l’Etat constituent la vraie garantie d’un vivre ensemble respectueux des différences. On n’est bien sûr pas obligé d’être d’accord et on peut parfaitement défendre le port des signes religieux partout et tout le temps avec des arguments respectables, comme le recours aux libertés individuelles. Mais le débat démocratique risque de recevoir un coup mortel quand on évacue la discussion en accusant de racisme les tenants des positions éloignées de celles que l’on soutient.

Et l’antisémitisme dans tout ça ?

Que ce soit au sein des Assises ou par l’intermédiaire de tribunes dans la presse, un nombre de voix se sont levées pour faire connaître leur inquiétude face à l’absence de discussions sur l’antisémitisme. Cette position a généré une levée de boucliers de la part de certains parlementaires et des membres de NAPAR, qui ont fait valoir le fait que le mot avait été prononcé à maintes reprises. Bien que cela soit tout à fait vrai, on ne peut pas nier non plus le fait que la mention du terme n’a presque jamais été accompagnée de références à des réalités concrètes. En effet, à l’exception de l’exposé de Thierno Aliou (Collectif Mémoire Coloniale et Lutte Contre Les Discriminations), qui a mentionné la peur de porter une kippa face à la possibilité réelle d’une agression, l’antisémitisme a toujours été évoqué de manière abstraite.

Les Assises ont sans doute vocation à être le lieu d’une vraie discussion qui puisse aboutir à des solutions concrètes. Il est pour cela indispensable de faire de la place à l’expression d’autres points de vue, d’autres vécus que ceux perçus actuellement comme majoritaires au sein du mouvement antiraciste. Les droits des minorités ne peuvent être défendus qu’en prenant en compte toutes les minorités, y compris au sein de ces mêmes groupes. Espérons que les prochaines séances, et surtout la déclaration qui en découlera, permettront de trouver des solutions concrètes aux problèmes de tous les groupes discriminés, même dans l’éventualité où les auteurs des discriminations appartiennent eux aussi à une minorité de droits. Sortir d’une approche monolithique où le rôle des dominants et des dominés est défini de manière taxative et immuable semble la seule possibilité d’y arriver.

http://www.parlement.brussels/assises-de-lutte-contre-racisme/

https://www.naparbelgium.org/

https://www.cclj.be/actu/politique-societe/racisme-quels-mots-pour-quelles-realites

4 Les membres de la société civile peuvent s’exprimer après les exposés des intervenants invités et les interventions des députés.

 
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