Israël confiné, la démocratie confisquée

Frédérique Schillo
Alors que le Premier ministre sortant Benjamin Netanyahou prend prétexte de l’épidémie du coronavirus pour reporter son procès, conserver le pouvoir et museler l’opposition, des voix dénoncent une tentative de coup d’Etat.
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Tel-Aviv, la nuit. Trois voitures de police s’arrêtent brusquement le long d’un trottoir. Deux hommes en sortent, foncent sur un passant, qu’ils plaquent violemment au sol pour le saucissonner, pieds et mains liés. A la lumière d’une devanture de magasin, on devine qu’ils sont revêtus d’une combinaison hazmat blanche, pistolet à la ceinture, la tête couverte d’un masque. Ce sont des policiers venus arrêter un homme suspecté d’avoir violé sa quarantaine.

 

On ne plaisante pas en Israël avec le coronavirus. Dès le début de la pandémie, quand les Européens se demandaient encore s’il fallait ou non fermer les frontières, le gouvernement a pris des mesures drastiques, interdisant les vols depuis certains pays et obligeant chaque personne venant d’une zone à risques à se mettre en isolement durant 14 jours. Lorsqu’il a fallu se prononcer sur le cas des Etats-Unis, Netanyahou a préféré, pour ne pas froisser son ami Trump, se couper du monde entier. Aujourd’hui, seuls les Israéliens et résidents peuvent entrer sur le territoire, les frontières du pays sont complètement étanches.

Massada moderne

Barricadé de toutes parts comme une Massada moderne, Israël s’impose aujourd’hui comme un modèle de gestion de l’épidémie du coronavirus, en combinant fermeture des frontières, mises en quarantaine et dépistages massifs. A quoi est venu s’ajouter le 19 mars un confinement général avec l’annonce de l’état d’urgence sanitaire.

Les forces de sécurité et de Défense sont chargées de faire appliquer les directives. A côté des policiers qui verbalisent le non-respect du confinement, 2.500 réservistes ont été appelés sur le front intérieur et des hôtels ont été réquisitionnés par Tsahal afin de parer à un débordement des hôpitaux. L’armée est sur le pied de guerre s’il fallait appliquer un couvre-feu ou mobiliser des hommes au service des soignants. Le Mossad a monté une opération spéciale pour récupérer 100.000 kits de dépistage dans deux Etats du Golfe avec lesquels Israël n’entretient pas officiellement de relations. Ils serviront à tester les patients atteints des symptômes du covid-19 dans d’immenses drive-in installés en dehors des métropoles, le tout en 10 minutes, sans sortir de son véhicule et gratuitement. Le but est d’aboutir à 5.000 tests par jour, en attendant de découvrir un vaccin sur lequel planchent déjà divers laboratoires israéliens dont celui, très secret, du ministère de la Défense.

La mesure la plus impressionnante du dispositif israélien reste la géolocalisation pour reconstituer la chaîne de contamination. Netanyahou a instruit les services de renseignement intérieur (Shin Beth) de recourir à la surveillance électronique pour récolter les données des téléphones mobiles, les transmettre au ministère de la Santé, lequel contacte ensuite par SMS l’entourage du malade, mais aussi toutes les personnes qu’il a pu croiser et possiblement infecter. Utilisée d’ordinaire dans le contre-terrorisme, cette collecte de données privées pose de sérieux problèmes d’éthique. D’autant qu’elle a été adoptée en contournant la Knesset.

Un moment churchillien gâché

On peut reconnaître à Netanyahou d’avoir très tôt saisi la gravité de la crise sanitaire. Mais aussi d’en avoir, comme à son habitude, politisé les enjeux. On ne compte plus les « discours dramatiques », annoncés comme tels par les attachés de presse du Premier ministre, où celui-ci alerte l’opinion sur une « menace existentielle » en jouant sur les peurs. Personne n’a donc été étonné de le voir adopter un ton martial le 12 mars en évoquant une situation d’urgence semblable à celle ayant précédé la guerre des Six Jours [voir encadré]. « Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible », a-t-il martelé. « Nous pouvons vaincre ce virus, mais cela se fera grâce à vous ». Le locataire de la rue Balfour n’a pas promis au peuple « du sang et des larmes », mais on sentait qu’il tenait là son moment churchillien.

Netanyahou est un admirateur du vieux lion britannique, dont il loue la vision et l’esprit de résistance. Selon son biographe Ben Caspit, « Netanyahou se considère lui-même comme la version juive de Winston Churchill. » Quand beaucoup lui reprochent de n’avoir de Churchill que les cigares (en référence aux bâtons de chaise qu’il s’est fait offrir par paquets et se retrouvent aujourd’hui cités comme pièces à conviction dans ses trois procès pour corruption) Bibi aurait pu en effet se révéler dans cette crise comme un grand homme d’Etat.

Las, la guerre contre le coronavirus, même menée d’une main de fer, ne peut cacher 11 ans d’incurie du gouvernement Netanyahou en matière de santé, qui explique qu’Israël détienne aujourd’hui les pires records de l’OCDE (notamment le plus faible nombre de lits d’hôpitaux avec 2,2 pour 1.000). Cette guerre sanitaire menée tambour battant devrait se faire en soutenant l’économie. Or, aucune mesure n’est à la hauteur du désastre à venir. Des entreprises baissent le rideau, les enseignants sont mis au chômage technique, les indépendants laissés sur le carreau, l’agence pour l’emploi a enregistré 450.000 nouvelles inscriptions en mars. Et ce n’est sans doute qu’un début.

Face à ces périls, Netanyahou reste muet. Il refuse les questions des journalistes. Etrange rituel que celui d’un Premier ministre sortant, autoproclamé chef de guerre, qui monopolise chaque soir les écrans pour exhorter les Israéliens à rester chez eux et se laver les mains. Seul à la tribune, qu’il daigne parfois partager avec un responsable du ministère de la Santé, il est en campagne ; mais elle est avant tout politique.

Le coup du Coronavirus

Quelle est la légitimité de Netanyahou ? Premier ministre par intérim depuis un an, et tout premier dirigeant d’Israël à être inculpé pour corruption dans l’exercice de ses fonctions, il est à la tête d’un gouvernement sortant sans budget ni pouvoir de nomination (Israël manque d’un chef de la police depuis un an). Plus grave, depuis les élections du 2 mars perdues par le bloc de droite, c’est un gouvernement minoritaire. Mais pas question pour Netanyahou de céder son fauteuil ou d’affronter les juges. L’impasse politique lui permet de s’accrocher au pouvoir, son rival Benny Gantz étant aussi incapable de former une coalition. Surtout, l’irruption de la crise du coronavirus tient pour lui du miracle politique.

Sous prétexte d’urgence sanitaire, Netanyahou a adopté la loi sur la surveillance électronique sans vote du Parlement, puis via son fidèle ministre de la Justice, il a fait reporter son propre procès qui devait s’ouvrir le 17 mars ; deux mesures prises à chaque fois au beau milieu de la nuit. Comme l’opposition criait au scandale, le président de la Knesset, autre ténor du Likoud, a tout bonnement… fermé l’Assemblée. Certains, comme Ehoud Barak, ont depuis accroché un drapeau noir à leur fenêtre en signe de deuil de la démocratie. Le célèbre historien israélien Yuval Noah Harari va plus loin : « En Israël », a-t-il écrit sur Twitter, « les décrets d’urgence sont émis par quelqu’un qui n’a pas reçu le mandat du peuple. Cela s’appelle une dictature ».

La Cour suprême, dernier garde-fou épargné pour l’instant par Netanyahou, est heureusement intervenue. Ironie du sort, c’est en exigeant l’examen de la loi de cyber-surveillance en commission parlementaire qu’elle a obligé la Knesset à rouvrir ses portes. Et autorisé l’opposition à exercer à nouveau ses droits.

D’ores et déjà, l’effroyable épidémie de coronavirus restera associée à une crise sanitaire sans précédent et à la période la plus sombre de la démocratie israélienne.

Un gouvernement uni d’urgence nationale ?

En Israël, l’urgence est partout, à chaque instant. L’Etat lui-même vit officiellement en état d’urgence depuis sa création en 1948.

Lorsqu’il a appelé à la création d’un gouvernement d’union comme pendant la guerre des Six Jours, Netanyahou faisait référence au « gouvernement Likoud national » formé le 1er juin 1967 par un Lévi Eshkol affaibli et ses rivaux Yossef Sapir et Menahem Begin du Gahal (l’ancêtre du Likoud), qu’il avait invités à le rejoindre sans portefeuille ministériel.

La comparaison s’arrête là. Netanyahou vise en fait deux autres options : soit prolonger son gouvernement temporaire pour une période d’urgence de six mois, au terme
de laquelle il compte bien demander un quatrième scrutin électoral et enfin le remporter ; soit prendre pour deux ans au moins la tête d’un gouvernement avec des membres de la liste Bleu-Blanc de Benny Gantz. Dans les deux cas, la tactique lui permet de gagner du temps et de conserver le pouvoir. Et qu’importe si l’union exclut le troisième plus grand parti d’Israël, à savoir la Liste arabe unie. Netanyahou leur dénie tout droit, alors même que les Arabes israéliens sont au front dans la guerre contre le coronavirus : ils représentent 18% des médecins, 24% des infirmiers et 47% des pharmaciens.

Seule une coalition formée des principaux partis élus est légitime pour affronter les défis posés par cette monstrueuse pandémie. Toute autre formule servirait d’abord les intérêts personnels du Premier ministre sortant.
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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris