La marche bruxelloise organisée le 8 mars à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes était comme chaque année émaillée de calicots aux mots d’ordre féministes, souvent humoristiques, portant sur des thèmes liés à des enjeux majeurs de la condition des femmes. Mais cette année, la nuée de pancartes violettes s’est teintée de couleurs plus inhabituelles : celles du drapeau palestinien. En effet, pour certaines associations féministes et LGBTQI ainsi que nombre de collectifs de la gauche radicale, la « libération de la Palestine » doit être entendue comme une cause féministe. C’est ainsi qu’on peut lire certains appels à manifester le 8 mars en ces termes : « Un féminisme qui ne se tient pas du côté des victimes de la guerre génocidaire actuellement menée par l’État d’Israël contre les Palestinien·nes de Gaza, n’a rien d’émancipateur. Notre féminisme est anti-impérialiste ! La Palestine est une cause féministe ! Vive la Palestine libre ! » Si certaines d’entre elles condamnent souvent par précaution oratoire, d’une seule phrase, les attaques du 7 octobre qui ont frappé les civiles israéliennes, elles rappellent toutes que c’est la situation coloniale en Palestine, qui dure depuis plus de 75 ans, qui est à la racine de cette violence.
Alors que tous crimes commis sur les Israéliennes par le Hamas sont de plus en plus documentés, et qu’un rapport de la Représentante spéciale des Nations Unies sur la violence sexuelle dans les conflits épingle des viols et des tortures à caractère sexuel commis sur des otages capturés lors de l’attaque du 7 octobre, des féministes juives ont décidé de participer à la marche bruxelloise de la Journée internationale des droits des femmes, non seulement pour réclamer davantage de moyens pour lutter contre les violences faites aux femmes, mais aussi pour dénoncer les féminicides, les agressions sexuelles et les viols des Israéliennes commis par le Hamas le 7 octobre 2023 ainsi que les sévices infligés à celles retenues en otages à Gaza.
« Encerclez les sionistes »
Mal leur en a pris. Elles ont été intimidées, encerclées et bousculées par des hommes s’efforçant de les empêcher de défiler. Pourtant, ces quelques féministes juives bruxelloises ne tenaient aucun drapeau israélien, ne clamaient de slogans mentionnant Israël. Elles ne faisaient que demander une solidarité similaire pour toutes les femmes, y compris les Israéliennes violées et violentées le 7 octobre 2023, et celles qui sont otages à Gaza. Présente dans ce cortège, Viviane Teitelbaum, députée MR et présidente du Conseil international des Femmes, en garde encore un souvenir amer même si elle a hélas pris l’habitude de faire face à l’adversité : « Nous avons été entourées par des hommes agitant des drapeaux palestiniens. Quatre ou cinq hommes nous ont fortement bousculées et poussées en dehors du cortège. Ils échangeaient en arabe. Une collègue députée qui comprend l’arabe nous a dit de partir, car leur mot d’ordre était “encerclez les sionistes”. Les regards étaient haineux et menaçants. » La plupart des femmes ont préféré quitter le cortège. « Je suis encore choquée, nous avons pu nous échapper de justesse », assure Viviane Teitelbaum. Dans cette manifestation, ces féministes juives étaient traitées comme des parias.
« Ce 8 mars, nous nous sommes vues infliger la double peine. Non seulement nous ne pouvions pas nous exprimer sur les viols et les violences sexuelles commis le 7 octobre, mais nous avons été agressées et intimidées parce qu’étant Juives. Il n’y avait plus de sororité ni de solidarité qui valaient pour nous. Mises au ban du féminisme mainstream, nous sommes seules, abandonnées même si nous avons heureusement encore quelques alliées qui s’expriment à titre personnel »
Viviane Teitelbaum
Un constat que partagent également des jeunes militantes juives revendiquant pourtant une conception intersectionnelle des luttes féministes et antiracistes. « Il y avait des regards mauvais et certaines manifestantes nous ont même pointées du doigt. Ensuite, à coup de “sales sionistes”, des hommes ont tenté de nous encercler pour nous intimider », se souvient Julie, militante féministe et photographe dont l’axe de travail est socialement engagé. « Les féministes juives y avaient toute leur place. Solidaires de toutes les luttes féministes, nous défilions pacifiquement, sans insulter ni empêcher quiconque de manifester. Parmi ceux qui nous ont intimidées, bousculées et empêchées de défiler, il y avait surtout des hommes dont la présence n’était absolument pas motivée par leur sensibilité à la cause féministe ni à leur soutien aux droits des femmes. C’était une expérience horrible. Je savais que depuis le 7 octobre c’était tendu, mais pas à ce point-là. »
En pleine Journée internationale des droits des femmes, des féministes juives sont donc doublement discriminées. « Ce 8 mars, nous nous sommes vues infliger la double peine. Non seulement nous ne pouvions pas nous exprimer sur les viols et les violences sexuelles commis le 7 octobre, mais nous avons été agressées et intimidées parce qu’étant Juives. Il n’y avait plus de sororité ni de solidarité qui valaient pour nous. Mises au ban du féminisme mainstream, nous sommes seules, abandonnées même si nous avons heureusement encore quelques alliées qui s’expriment à titre personnel », regrette Viviane Teitelbaum. « Tous les engagements et tous les mots d’ordre féministes ont disparu lorsqu’il était question des femmes israéliennes victimes de viol le 7 octobre. Le slogan “violeur on te voit, victime on te croit” ne leur est pas du tout accordé. Tout à coup, la parole des concernées n’est plus respectée ni entendue, et les alliées deviennent introuvables. »
Depuis quelques années, des féministes et antiracistes juives de gauche ne cessent de dénoncer des biais antisémites partagés et véhiculés par certaines militantes féministes, et évoquent la sous-représentation des Juives au sein des collectifs féministes. Le 7 octobre fut un véritable révélateur de tous ces problèmes, autant qu’un effroyable catalyseur. Comme si ces militantes juives se heurtaient chaque fois à un paradoxe insupportable : un féminisme prétendant lutter contre les inégalités sociales et mener les combats féministe, antiraciste et LGBTQI, mais ne s’intéressant pas aux Juives. Elles seraient perçues comme des blanches qui n’instrumentaliseraient les violences sexuelles que pour légitimer la politique raciste israélienne et intimider les soutiens palestiniens. Pour de nombreux collectifs antisionistes, la mobilisation des féministes juives concernant le
7 octobre ne relève que de l’imposture et de la propagande sioniste qui s’efforce de se restructurer. En clair, il ne s’agit que d’une adaptation de la propagande sioniste au contexte actuel en gommant toute référence au colonialisme et racisme structurel du sionisme et d’Israël. Ces militantes et militants juifs féministes et antiracistes n’auraient que vocation à faire taire le corps vital du féminisme et de l’antiracisme intersectionnel en les criminalisant par le biais de l’accusation d’antisémitisme. Ce ne serait qu’une manière habile et sournoise de décrédibiliser tous ceux et toutes celles qui font de la libération de la Palestine une cause féministe.
Bienvenues, mais à condition d’être antisionistes
Il apparaît clairement que la présence des féministes juives et la solidarité à leur égard soient conditionnées. Ces femmes sont les bienvenues à condition qu’elles épousent l’antisionisme. Une situation que Julie vit depuis quelques années, mais qui s’est accentuée récemment : « On nous impose des exigences et des conditions qui ne sont imposées à personne d’autre. Nous devons systématiquement nous justifier ou rendre des comptes. Le mécanisme est le même pour les viols commis sur des Israéliennes le 7 octobre. Il nous incombe d’en apporter les preuves les plus précises alors que le mot d’ordre, aujourd’hui dans le mouvement féministe, est de croire la parole des femmes victimes de violence sexuelle et de viol. On croit les femmes à condition qu’elles ne soient pas juives. C’est donc “#MeToo Unless You are a Jew”. » Cette situation injuste est d’autant plus mal vécue par celles très impliquées dans les luttes féministes et antiracistes, pour lesquelles elles ne font jamais de deux poids, deux mesures. Pour Ninon Berman, militante féministe juive sensible à la convergence des luttes et cofondatrice du collectif Collage Féministes Bruxelles, le silence autour des violences de genre subies par les femmes israéliennes a été particulièrement troublant et assourdissant. « Dans la soirée du 7 octobre, un slogan “Free Palestine” a été collé, puis diffusé sur Instagram. Je peux comprendre ce type de réaction mais cela m’a fait mal, car les terroristes étaient encore en train de tuer des civils israéliens et on dénombrait encore les morts et les blessés », se souvient-elle. « J’ai alors demandé qu’on puisse aussi dénoncer les exactions encore en cours. On m’a répondu que je défendais le gouvernement israélien, que je délégitimais la lutte des Palestiniens, etc. On m’a aussi fait comprendre que les Israéliennes n’ont pas été violées, violentées et tuées parce qu’elles étaient juives, mais parce qu’elles étaient israéliennes vivant en Israël. C’est comme si on me disait que ces victimes avaient le culot de vivre là où elles sont nées ! Ajoutez à cela que j’ai toujours assumé mon attachement au sionisme. Or, pour de nombreuses militantes, il est inconcevable d’être sioniste et féministe, car elles considèrent Israël comme un État colonial, suprémaciste et raciste. Ma parole est donc réduite au silence. Sans oublier que parmi mes amies colleuses, certaines ont partagé sur leur compte Instagram des caricatures antisémites. Quand j’ai eu le malheur de leur faire remarquer qu’elles diffusaient des contenus antisémites, on m’a répondu que je n’avais pas le droit de dire cela, car c’était “trop violent” ! C’est fou. Qu’est-ce qui est violent : l’antisémitisme ou dénoncer une féministe et militante de gauche et partager des carricatures antisémites sur les réseaux sociaux ? Nous sommes confrontées à un véritable déni de la réalité, mais aussi à une protection des antisémites au sein de la gauche féministe. »
« Le 7 octobre était un acte de résistance »
Ce ne sont pas les propos délirants de la philosophe américaine Judith Buter, figure emblématique des études de genre et véritable égérie mondiale des milieux militants de la gauche radicale et du féminisme, qui vont contribuer à apaiser le débat. Lors d’une table ronde organisée le 3 mars dernier dans la banlieue parisienne, Judith Butler a décrit le 7 octobre comme un « soulèvement », en précisant que « le soulèvement du 7 octobre était un acte de résistance armée ». Elle a ensuite fait part de son scepticisme quant aux viols commis sur des Israéliennes : « Qu’il y ait ou non de la documentation sur les allégations de viols de femmes israéliennes, d’accord, s’il y a de la documentation, nous le déplorons, sans aucun doute nous le déplorons, mais nous voulons voir les preuves et nous voulons que ce soit véridique. Ce n’est pas un crime d’insister pour que nous ayons ces preuves. »
Écœurée par ces propos inacceptables, la sociologue franco-israélienne, Eva Illouz, a réagi dans une tribune publiée dans Le Monde. « Le féminisme se bat depuis plus d’un siècle pour rendre la voix des femmes audible et crédible. Il aura fallu cent ans de combat acharné et le tsunami de #MeToo pour qu’on commence à prendre au sérieux la détresse que suscitent le harcèlement sexuel et le viol », souligne Eva Illouz. « Or, face à la violence sexuelle inouïe subie par des Israéliennes aux mains des combattants du Hamas, face aux reportages de la presse, aux rapports de juristes, de médecins, d’ONG documentant ces exactions, face aux images retransmises d’une jeune femme tuée et exhibée dans une rue de Gaza aux chants de la foule, que nous dit Judith Butler le 3 mars ? Qu’elle demande à avoir des preuves. Elle dit cela avec une moue sceptique digne d’un policier de commissariat, il y a cinquante ans, face à une femme essayant de porter plainte. Imaginez ce qui serait arrivé si un homme avait exigé de voir les preuves des atrocités commises contre ces femmes, et ce malgré la quantité vertigineuse de faits établissant la vérité depuis déjà plusieurs mois. » Et de conclure : « Cette gauche ne fonctionne pas par inclusion mais par exclusion, elle entretient des affinités très troublantes avec le conservatisme religieux réactionnaire (tant qu’il est islamique), et elle finit toujours par privilégier un groupe par rapport à de nombreux autres groupes exclus : la sensibilité musulmane par rapport au féminisme ; les homosexuels antisionistes par rapport aux homosexuels sionistes ; la sensibilité musulmane au blasphème par rapport à la sensibilité juive aux caricatures antisémites ; la religiosité musulmane par rapport à la séparation occidentale de l’État et de la religion. La seule cohérence analytique et morale que l’on puisse trouver dans ce jeu d’exclusions et d’incohérences est que, quel que soit le dilemme, il ne privilégie jamais les Juifs. » Aveuglée par ses obsessions antisionistes et coincée par sa posture décoloniale, Judith Butler prononce des sottises indignes de son statut académique. Mais il y a pire : dans un style « radical chic », elle exacerbe la haine des Juifs et contribue à faire du féminisme, non plus un safe space (espace sécurisé), mais une zone à risque où les femmes juives sont en danger.