Le désarroi des féministes juives

Laurent-David Samama
Esseulées, voire tout bonnement exclues de l’idée même d’intersectionnalité et de convergence des luttes, les militantes féministes juives s’interrogent sur la réaction collective au « gynocide » du 7 octobre.
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Elles ont longtemps pensé que leur militantisme féministe était conjugable avec leur identité culturelle et religieuse, sans que l’idée ne souffre de débat. Féministes et juives. Juives et féministes, dans un sens ou dans l’autre, le plus naturellement du monde. D’ailleurs, pour la plupart d’entre elles, les valeurs des Lumières juives forgent la base d’un engagement qui s’est par la suite étoffé de strates et de lectures, des écrits de Rosa Luxembourg à ceux de Ruth Bader Ginsburg, des enseignements de Pauline Bebe et Delphine Horvilleur aux horizons dessinés par Sheryl Sandberg et Julia Louis-Dreyfus, selon que l’on penche vers l’étude biblique, la pop culture, l’économie ou l’industrie du divertissement. De Rebecca Amsellem à Myriam Levain en passant par Olivia Cattan et Hannah Levin Seiderman, toutes défendent une idée progressiste, une ouverture propre à dépasser les immobilismes et les entraves du passé pour permettre aux femmes d’être – enfin ! – considérées, en réalisant pour cela la pleine égalité de genre en droit et en pratique.

L’époque est d’ailleurs propice à cela. #MeToo et #BalanceTonPorc sont passés par là, une nouvelle génération a pris le relais des combats du MLF d’hier. Turbulente, radicale et libérée de bien des diktats, la nouvelle vague de combattantes pour l’égalité ressemble à son époque. Et en dépit des excès, des controverses parfois, il faut reconnaître que les progrès sont là. Des avancées parfois inespérées se sont produites, quelques salauds furent mis sur la touche et, de manière plus cruciale encore, l’opinion est devenue sensible aux idées défendues jadis par Simone de Beauvoir. Tout semblait évoluer dans le bon sens, celui du progrès, lorsque survinrent les massacres du 7 octobre. Suscitant le choc et l’effroi, les pogroms perpétrés par le Hamas en territoire israélien constituèrent une déflagration mondiale aux conséquences durables… Les images, bien sûr, ont fait le tour du monde. C’était bien leur objectif. Parmi les victimes, les vidéos et les photos qui tournent encore en boucle à l’heure où s’écrivent ces lignes montrent des hommes mais aussi des femmes. Ces dernières – nous le savons chaque jour un peu plus grâce aux témoignages des premières concernées – furent ciblées parce que Juives, parce qu’Israéliennes mais aussi en raison de leur genre. Voilà qu’au crime antisémite s’ajoute la circonstance aggravante du féminicide, du viol, de la profanation du corps féminin. Un véritable « gynocide ».

 

Silence assourdissant pour « gynocide » de masse

« De nombreux civils sont morts, mais les femmes n’ont pas été tuées de la même façon que les autres », explique un collectif de personnalités publiques, dont Charlotte Gainsbourg, Isabelle Carré ou Marek Halter dans une tribune publiée dans le journal Libération. « Les violences faites sur ces femmes correspondent en tout point à la définition du féminicide, c’est-à-dire le meurtre de femmes ou de jeunes filles en raison de leur sexe. Des femmes ont été exhibées nues. Des femmes ont été violées au point de fracturer leurs bassins. Leurs cadavres ont été violés également. Leurs organes génitaux ont été abîmés. On a uriné sur leurs dépouilles. Certaines ont été décapitées, d’autres démembrées et brûlées. D’autres encore ont été prises en otages. Tout cela a été filmé et pris en photo pour susciter la terreur et parce que les femmes et les enfants sont les symboles de notre humanité. Des vidéos des interrogatoires des terroristes le confirment : ‘‘Nous les avons violées pour les salir’’. » Pour marquer leur point, les signataires avancent quelques faits vérifiés : un tri parmi les otages femmes a été pratiqué : « Les belles ont été emmenées d’un côté, et les autres ont été tuées. » Ils ajoutent : « Des femmes handicapées aussi ont été violées et tuées comme Noya, autiste, et Ruth, polyhandicapée. »

Que dire après cela ? Passé le temps de la sidération, pour bon nombre de féministes juives, il y eut le temps de l’incompréhension et de la rébellion. Fondatrice de la newsletter Les Glorieuses, Rebecca Amsellem compte parmi les militantes les plus passionnantes et les plus courageuses de la mouvance. Une voix écoutée, suivie, respectée qui, au lendemain des viols commis par le Hamas, se réveille avec une étrange gueule de bois… « Être juive aujourd’hui, ce lundi 9 octobre 2023, c’est voir des intellectuelles féministes qu’on lisait, qu’on admirait, qu’on soutenait, publier des inepties qui pourraient être qualifiées d’apologie du terrorisme, écrit-elle dans la revue Tenoua. Être Juive aujourd’hui, c’est devoir recevoir des messages comme “Oh, la déception, je vous suivais (sic) pour votre activisme et votre militantisme féministe, mais le soutien que vous apportez là à Israël m’écœure…”, alors qu’on vient d’exprimer son soutien à la tristesse des personnes qui ont perdu quelqu’un. Être Juive aujourd’hui, c’est devoir s’entendre dire : “Ce conflit est compliqué, il dure depuis si longtemps”, alors qu’on vient de voir des images d’otages supplier leurs ravisseurs de les laisser en vie. Comme si la complexité d’un conflit, sa longévité, empêchait l’empathie. Être Juive aujourd’hui, c’est devoir lire des réactions uniques qui détournent les mots de Frantz Fanon : “La décolonisation est toujours un phénomène violent”, sans autre explication. Car justifier le massacre terroriste d’hommes, de femmes et d’enfants – des civils – en citant cette phrase semble être accepté, légitimé même. » Le texte, très lu et très partagé sur les réseaux sociaux, se poursuit ainsi, touchant sa cible et exposant au grand jour le silence de sœurs et camarades de lutte que l’on pensait capables de nommer le mal, misogyne, arriéré et violent, sans s’arrêter à l’identité des victimes et des bourreaux. En concluant, Rebecca Amsellem fait état d’un grand sentiment de solitude.

Les militantes juives exclues de l’intersectionnalité et de la convergence des luttes ?

Courageuse et également engagée de longue date, Myriam Levain, co-fondatrice du media féministe Cheek, dénonce le silence assourdissant et l’émotion à géométrie variable de ses acolytes. « Des terroristes, un concert, des jeunes assassiné·e·s… Forcément, j’ai pensé au Bataclan et à l’émoi que cet événement avait suscité en 2015. J’ai aussi pensé au calvaire des femmes yezidies, des femmes congolaises, des femmes ouïghoures, des femmes ukrainiennes. J’ai pensé aux articles que j’avais lus ou écrits sur toutes ces femmes à l’époque pas si lointaine où je travaillais pour un média féministe. J’ai alors attendu les articles et les posts de mon réseau féministe et médiatique qui allaient me parler du calvaire des femmes israéliennes, dont on sait aujourd’hui qu’elles ont été délibérément ciblées en priorité – tout comme les enfants et les personnes âgées – par le Hamas lors du massacre-pogrom du 7 octobre 2023. J’ai attendu aussi les articles sur les bourreaux du Hamas, qui auraient fait écho aux milliers de papiers publiés sur Daech à l’époque du Bataclan, groupe terroriste qu’on n’aurait jamais pensé à qualifier de mouvement de résistance au régime syrien. » Quelques semaines après le pogrom, Levain attend désespérément un réveil de la sphère féministe sans ne rien voir venir à l’horizon. Dans un texte posté sur LinkedIn, elle poursuit : « J’attends toujours ces articles. Quelques bribes me sont parvenues (merci ELLE), mais apparemment, les femmes israéliennes, que leurs agresseurs ont filmées pendant qu’ils les violaient, les torturaient, les éventraient, les brûlaient vives, ces femmes-là ne méritent pas qu’on s’intéresse à leur histoire. Pire, on met en doute ce que leurs assassins et ravisseurs se sont fait une joie de diffuser partout sur les réseaux sociaux, apportant les preuves irréfutables de leurs abominables crimes. J’attends toujours ces articles sur le premier pogrom qui s’est déroulé de mon vivant, sans oser croire qu’ils ne viendront jamais parce que ces femmes sont israéliennes et juives. »

Il faudra atteindre la fin de l’année 2024 pour que les grands médias et les associations s’emparent enfin du sujet. Une couverture molle, partielle, partiale, qui donne le sentiment d’avoir été concédée à des féministes juives cornérisées dans l’optique de convergence et d’intersectionnalité des luttes. Pour décrire la situation, l’auteure Sarah Barukh ne mâche pas ses mots dans L’Express : « Il m’apparaît clairement que l’intersectionnalité, la convergence des luttes, n’incluent pas la minorité juive. Mon indignation, poursuit-elle, se résume en un constat : trop de féministes ont refusé de dénoncer et de pleurer le féminicide de masse perpétré par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023 », avant de conclure : « Je ne comprends pas où peut se situer l’hésitation. Ou plutôt si, malheureusement, Sarah la Juive comprend très bien », dénonçant au passage un antisémitisme larvé au sein de certains mouvements contemporains se revendiquant comme progressistes. La fracture semble nette au sein d’une mouvance féministe qui aura implosé – comme bien d’autres sphères sociales – autour de la question israélo-palestinienne.

Après le temps du silence, celui des attaques. Encore et toujours engluées dans un gauchisme maladif, les voix très écoutées que sont Mona Chollet, Silvia Federici, Elsa Dorlin, Françoise Vergès, Donna Haraway ou Isabelle Stengers se sont empressées de marquer leur opposition frontale. À les entendre, à les lire, les victimes juives ne seraient que des dominantes impérialistes, des ennemies capitalistes associées au gouvernement israélien, qui n‘utiliseraient le motif des violences sexuelles que pour légitimer la politique d’extrême droite de Netanyahou et passer sous silence les bombardements sur Gaza… Bien heureusement, à gauche, quelques figures se sont élevées contre cette inversion rhétorique. Il en va ainsi de Laurence Rossignol, sénatrice (PS) du Val-de-Marne et ex-ministre des Droits des femmes. Pour cette dernière : « Dès le premier jour, des voix politiques fortes, portées entre autres par Jean-Luc Mélenchon et ses amis, ont engagé le débat public dans des termes toxiques. Ils ont laissé entendre que l‘attaque du Hamas ne relevait pas du pogrom mais de la ‘‘résistance’’, qu‘elle devait être évaluée à l‘aune des conditions de vie des Palestiniens, et qu‘en quelque sorte la fin justifiait les moyens. Les moyens, ce sont les meurtres, les tortures mais aussi les viols de masse, planifiés et anticipés. Ils ont été en effet minimisés par certaines féministes, au profit d‘une lecture exclusivement politique de la cause palestinienne. » Les adversaires de la cause féministe peuvent se frotter les mains : dans cette affaire, il n’y a finalement que des perdantes.

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