À Zurich, le 3 mars dernier, un Juif orthodoxe âgé de 50 ans a été poignardé et grièvement blessé par un adolescent de 15 ans alors qu’il se promenait en rue peu après la fin de shabbat. Selon un témoin oculaire, l’agresseur aurait crié « mort aux Juifs » et « mort à Israël » durant l’agression[1]. Dans de nombreuses villes d’Europe et d’Amérique du Nord, des agressions antisémites similaires sont commises depuis de nombreuses années et elles se sont multipliées depuis le 7 octobre 2023. Dans bien des cas, aucune plainte n’est déposée par la victime et, en raison des contacts limités entre ces communautés juives orthodoxes et le monde extérieur, ces incidents sont peu médiatisés. Pourtant, des études sur l’antisémitisme, notamment celles menées par le Centre pour l’étude du judaïsme européen contemporain de l’Université de Tel-Aviv, ont déjà souligné à plusieurs reprises que les agressions physiques antisémites visent, dans la grande majorité des cas, des Juifs visiblement identifiables, en particulier des Juifs orthodoxes et ultra-orthodoxes.
La visibilité des signes juifs, tant au niveau individuel que collectif, est effectivement corrélée à la probabilité d’une agression antisémite. Dans son étude Radiographie de l’antisémitisme en France, la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) a montré que le port de signes distinctifs constitue le principal facteur de risque associé à une agression antisémite. « Les personnes portant des signes exprimant l’appartenance à la religion ou à la culture juive sont surexposées aux actes antisémites et, de fait, beaucoup plus concernées par les agressions les plus graves. De plus, l’analyse des données montre que le modus operandi n’est pas le même dans le cas d’une agression visant un Juif portant des signes distinctifs. Il ressort de notre enquête que ces agressions antisémites se déroulent le plus souvent dans la rue (68 %) et dans les transports en commun (57 %), alors qu’à l’inverse les violences perpétrées contre des personnes de confession ou de culture juive ne portant pas de signes d’appartenance religieuse se déroulent surtout au sein des établissements scolaires (57 %). »
Des enfants et des adolescents visés
La Belgique n’est pas épargnée par ce phénomène. « Cela fait des années que les Juifs orthodoxes doivent supporter remarques désobligeantes et insultes », confirme le rabbin Avi Tawil, directeur du European Jewish Community Centre de Bruxelles. « Il est important de préciser d’emblée que ces violences verbales et parfois physiques visent essentiellement des enfants et des adolescents. Ces incidents se produisent dans l’espace public, en rue, dans les transports en commun ou dans des lieux récréatifs comme les parcs. Lorsque mes enfants ont été confrontés pour la première fois à ce phénomène, ils pensaient naïvement avoir commis quelque chose de mal en voyant d’autres enfants ou même des adultes s’en prendre à eux. Ils ont ensuite compris qu’ils n’avaient rien à se reprocher, et avec le temps ils ont fini par se résigner et intégrer l’idée que ces insultes et ces agressions font partie de leur quotidien. »
Il arrive fréquemment que des gens nous interpellent en nous criant ‘‘mort aux Juifs’’, ‘‘mort à Israël’’ ou ‘‘retourne dans ton pays’’. »
Aviv Tawil
Cette focalisation sur les enfants et les adolescents constitue une des singularités de ces incidents antisémites. Non seulement les auteurs de ces agressions ciblent des Juifs orthodoxes parce qu’ils semblent plus vulnérables et peu susceptibles de riposter, mais leur incroyable lâcheté les pousse aussi à s’en prendre à des mineurs.
Depuis le 7 octobre 2023, la situation s’est aggravée et la fréquence de ces incidents a augmenté considérablement. « On peut hélas affirmer sans exagérer que ne passe pas une semaine sans que nous soyons confrontés à des insultes, des remarques désobligeantes, des regards mauvais et menaçants, et parfois même des coups », explique Avi Tawil. « Ainsi, le 8 octobre, je marchais avec ma fille dans la rue de notre centre communautaire et des jeunes à vélo nous ont suivis et nous ont attendus au bout de la rue pour nous insulter en arabe. Depuis lors, il arrive fréquemment que des gens nous interpellent en nous criant ‘‘mort aux Juifs’’, ‘‘mort à Israël’’ ou ‘‘retourne dans ton pays’’. »
Ces incidents antisémites visant les Juifs les plus identifiables et les plus vulnérables mettent également en exergue une particularité troublante de l’antisémitisme. Le pic des agressions antisémites a été atteint dans les jours et les semaines qui ont immédiatement suivi les massacres du 7 octobre. Paradoxalement, lorsque l’armée israélienne est passée à l’offensive, ces incidents ont diminué même s’ils ne se sont pas interrompus. Cela signifie donc que la violence antisémite ne suscite ni l’empathie ni la pitié. Dans bien des cas, elle appelle davantage de violences. Lorsque des personnes nourrissant des préjugés hostiles envers les Juifs apprennent que des violences antisémites ont été commises, ces violences leur sont autant de motivations et d’incitations à en commettre à leur tour. Il y a manifestement un effet d’entraînement. « J’ai personnellement subi ce phénomène étrange le 18 juillet 1994, lorsqu’un attentat meurtrier a frappé l’Association mutuelle israélite argentine (AMIA) à Buenos Aires », se souvient Avi Tawil. « Lorsque je me suis rendu vers le bâtiment pour apporter mon aide, j’ai été insulté par des passants. Non seulement ces gens se réjouissaient du malheur des Juifs, mais ils en profitaient pour exprimer explicitement leur haine. »
Vivre comme des marranes
Ce climat hostile et parfois violent ne prête guère à l’optimisme. « Il m’arrive parfois d’être fatigué de tout cela. Je porte alors une simple casquette et je vois les choses différemment. Plus personne ne me regarde de travers et on me sourit. C’est comme si j’entrais dans un autre monde », nous confie Avi Tawil. « Bien évidemment, quand ils sortent en rue, je demande à mes fils de couvrir leur kippa d’une casquette et à mes filles de placer leur Magen David à l’intérieur de leur vêtement. Nous vivons dans une société démocratique, ouverte et tolérante. Nous avons donc le droit perpétuer une vie juive en Belgique et en Europe sans qu’on vienne nous causer des problèmes dès que nous sommes dans l’espace public. Il est inacceptable que nous devions dissimuler notre identité ou que nous soyons contraints de vivre notre judaïsme comme des marranes. Nous avons donc le droit perpétuer une vie juive en Belgique et en Europe sans qu’on vienne nous causer des problèmes dès que nous sommes dans l’espace public. Nous ne pouvons accepter l’idée que le sort inéluctable des Juifs en diaspora est de voir la société pointer vers eux un doigt accusateur alors qu’ils n’ont rien à se reprocher. En tant que dirigeant communautaire, je ne peux pas passer mon temps à minimiser les faits pour ne pas effrayer ma communauté. Il serait irresponsable de leur dire que tout va bien et que les incidents antisémites sont résiduels alors qu’il y a manifestement une résurgence de l’antisémitisme en Europe. »
Le témoignage de ce dirigeant communautaire juif orthodoxe est important, d’autant plus qu’il refuse d’adopter une posture victimaire. « En ce qui me concerne, je ne me cache pas, je ne baisse pas les yeux et je ne me laisse pas faire. Me cacher n’est pas une option, même si je suis vigilant et prudent », assure-t-il. S’il en parle aujourd’hui, ce n’est pas pour se poser en victime mais pour souligner l’importance de la prise de conscience des problèmes spécifiques d’antisémitisme auxquels les Juifs identifiables sont confrontés aujourd’hui en Belgique au XXIe siècle. Que les agresseurs soient motivés par sentiments antisémites profonds, par la haine d’Israël (qui, ironiquement, se retourne souvent contre des Juifs religieux non sionistes), ou par une volonté d’intimidation ciblant les plus vulnérables, les pouvoirs publics doivent les sanctionner avec beaucoup plus de vigueur. Même si ces agressions sont souvent mineures (insultes, crachats, coups, intimidations), elles entraînent des conséquences graves pouvant conduire un groupe d’individus à quitter le pays afin de trouver un endroit plus sûr où envisager leur avenir sereinement.