Le 21 août dernier, à la Maison du Roi, l’artiste allemand Gunter Demnig, reconnu pour son projet des Stolpersteine (« pierres d’achoppement »), un « mémorial décentralisé », a remis à la conservatrice du musée les répliques de cinq Pavés emblématiques, posés sur des trottoirs de Bruxelles. Berlinois, Demnig a étudié à l’Université des Arts de Berlin, puis se spécialise en pédagogie artistique à la Kunsthochschule de Kassel. L’idée des Stolpersteine lui vient suite à son travail sur des projets artistiques liés à la mémoire et à l’histoire. Pensant qu’une personne ne disparaît totalement que lorsque son nom tombe dans l’oubli, il veut rendre hommage aux victimes du nazisme au moyen de pavés commémoratifs, insérés dans le trottoir, devant la dernière adresse connue de chaque disparu. Ces Pavés de Mémoire invitent le passant à « trébucher » sur l’histoire de chacune de ces victimes, réintégrant ainsi sa mémoire dans le paysage urbain, au quotidien. Demnig pose de premiers Pavés à Berlin et à Cologne, sans autorisation préalable, puis légalement en Autriche (1997) et dans presque toute l’Allemagne ainsi qu’à travers l’Europe à partir de 2000.
En Belgique, le projet démarre en 2009 avec la pose de Stolpersteine à Anderlecht et Schaerbeek, pour des victimes de la Shoah. Chaque nouvelle pose, s’accompagne d’une cérémonie avec la famille du disparu, des associations, et des élèves d’écoles locales. Ceci réinscrit la mémoire de chaque victime dans son cadre de vie d’origine et crée des liens intergénérationnels. À Bruxelles, le projet rencontre un grand succès, et bénéficie du soutien des autorités communales. Les autorités anversoises s’y opposent jusqu’en juillet 2018. L’Association pour la Mémoire de la Shoah (AMS) coordonne la pose des « Pavés de Mémoire » en Belgique francophone et se réjouit de l’entrée de ceux-ci dans les collections du musée de la ville de Bruxelles, dont la conservatrice Bérengère de Laveleye, explique son initiative : « Ces cinq Pavés de Mémoire nous aideront à évoquer la vie des Bruxelloises et des Bruxellois au 20e siècle, en montrant que certains d’entre-eux ont été persécutés par les nazis dans notre ville, là où ils habitaient et travaillaient. Ces Pavés figureront d’abord dans notre inventaire en ligne qui est très consulté. Ils auront bientôt une place de choix dans notre nouvelle exposition permanente, actuellement en préparation. »
« Ce sont des pierres commémoratives »
Présent à la cérémonie du 21 août, Gunter Demnig évoque la genèse du projet en soulignant que sa première idée était d’honorer les victimes du nazisme de manière très classique en fixant des plaques commémoratives aux murs des maisons qu’elles habitaient. « Mais un ami juif de Leipzig qui avait 22 victimes dans sa famille m’a dit ‘‘Gunter, visser des plaques aux murs de maisons privées, en Allemagne ? Laisse tomber ! 90% des propriétaires n’accepteront jamais ça !’’. Il m’a incité à me souvenir d’un voyage scolaire à Rome. Nous avions traversé la basilique Saint-Pierre en marchant sur des dalles funéraires, sans y penser, parce-que comme je l’ai appris plus tard, dans les églises, c’est normal de marcher sur les pierres tombales. Plus on marche sur une pierre tombale, plus on honore le défunt ! Je suis allé voir le rabbin de Cologne pour lui demander son avis sur mon idée de Stolpersteine et il m’a dit, ‘‘Pas de problème ! Ce ne sont pas des pierres tombales, ce sont des pierres commémoratives !’’. L’idée était née ! », raconte l’artiste. Le néologisme Stolperstein, littéralement « pierre qui fait trébucher » pose également quelques soucis de traduction : « La traduction littérale en anglais ‘‘Stumbling stone’’ fait penser à ‘‘Rolling stone’’ et ne fonctionne pas ! La plus belle définition que je connaisse de Stolperstein a été donnée par un écolier à un journaliste qui lui demandait si en trébuchant sur un pavé on ne risque pas de tomber. Ce garçon lui a répondu ‘‘on, non, on trébuche, mais on ne tombe pas dessus ! On trébuche avec la tête et le cœur’’ ! » Et Gunter Demnig conclut : « Maintenant, nous en sommes à plus de 112.000 Pavés posés dans 32 pays européens. Le symbole se propage et pour qu’il se poursuive, j’ai créé une fondation… La demande de Pavés est si importante que je viens de créer un quatrième atelier pour que nous puissions suivre le rythme de production et répondre aux demandes ! »