Un historien jugé pour avoir décrit l’antisémitisme Arabo-Musulman

Nicolas Zomersztajn
Dans Un exil français (éd. L’Artilleur), l’historien Georges Bensoussan revient sur les procès que le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et des associations antiracistes ont intenté contre lui entre 2016 et 2018 pour avoir dénoncé la recrudescence d’un antisémitisme arabo-musulman lors d’une émission radio en citant de mémoire un sociologue d’origine algérienne faisant un constat identique.
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En quoi le procès qu’on vous a intenté pour incitation à la haine raciale fut un « fait social total » ?

Georges Bensoussan J’utilise cette expression de Durkheim car ce procès, en soi mineur, met en lumière des forces que l’on voit rarement réunies. A travers le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF, dissous fin 2020 après l’assassinat de Samuel Paty), la mouvance islamiste était présente au procès. Comme aussi, à sa suite, les organisations antiracistes y compris la LICRA menée par Alain Jakubowicz, à la colère d’une partie de ses membres. Face à ces plaignants, le courant de solidarité s’est avéré puissant, Juifs et non-Juifs confondus, en défense de la liberté d’expression, convaincus aussi que je disais vrai même s’ils jugeaient le propos maladroit. Ce procès a vu se dessiner un clivage idéologique entre deux France, entre une partie de la gauche « immigrationniste » et une partie de l’opinion (parfois anciennement « de gauche » elle aussi), qui se cabre devant le choc migratoire actuel, refuse la montée en puissance de l’islam, tant in fine c’est bien la place de l’islam dans le pays qui divise la société française. Et, au-delà, la question d’une immigration massive dont beaucoup redoutent qu’elle ne débouche sur un bouleversement identitaire.

Ce procès se joue aussi sur le terrain de la liberté d’expression. Est-ce un procès visant à faire taire et à intimider ?

G.B. C’est le but poursuivi par le CCIF qui dépose un signalement cinq mois après les faits. Il ne le fait que lorsque le sociologue Smaïn Laacher décide de retirer sa plainte en février 2016. « L’affaire » est donc terminée. Mais le CCIF ne l’entend pas ainsi. Quelle que soit l’issue du procès, le but est de me faire taire et, au-delà, d’intimider suffisamment l’opinion pour la contraindre au silence. Certes, le CCIF aurait préféré remporter cette bataille, mais sur le fond il a doublement atteint son but : faire peur (qui souhaite connaitre cette épreuve ?) et salir le mis en cause même si, comme moi, il est acquitté à trois reprises (première instance, appel et cassation). Il en reste toujours une flétrissure. Pour la bourgeoisie culturelle de « gauche », je resterai à jamais « clivant » et « infréquentable ». Inaudible.

Le CCIF a donc réussi à porter atteinte à votre légitimé scientifique…

G.B. Le CCIF visait exclusivement mes travaux sur les Juifs du monde arabo-musulman, un livre plusieurs fois cité lors des audiences. Mes travaux sur la Shoah le laissaient indifférent. Juifs en pays arabes (éd. Tallandier), en revanche, heurtait frontalement ceux qui n’acceptaient pas la dénonciation du mythe d’une « idylle judéo-arabe » qui aurait été brisée par le colonialisme, le sionisme et la création d’Israël. Tout en répétant que mon travail d’historien n’était pas en cause dans ce procès, mon travail sur les Juifs dans le monde arabo-musulman obsédait certaines parties civiles.

En quoi l’antiracisme mobilisé dans cette affaire s’est transformé en antiracisme dévoyé ?

G.B. Il est dévoyé dès lors que toute description d’une réalité de racisme, quelle qu’elle soit, est qualifiée d’incitation à la haine. Si je dis par exemple que l’antisémitisme meurtrier en France est à 90% le fait de Français d’origine maghrébine, mes propos peuvent être qualifiés d’incitation à la haine raciale. Partant, lorsque j’alerte au feu, je suis l’incendiaire. Antiracisme dévoyé quand le responsable-coupable d’une situation documentée use de la loi de 1972 contre le racisme pour se poser en victime et m’assigner en justice. Une loi dévoyée quand elle permet à des racistes et des antisémites de crier à « l’incitation à la haine raciale » dès qu’ils sont mis en cause. Imaginons qu’en 1921, au sortir de la guerre civile en Russie, j’eus dénoncé l’antisémitisme des Russes blancs qui venaient de massacrer près de 200.000 Juifs. Alors voici que le CCRF (Collectif contre la Russophobie en France) me poursuivrait devant les tribunaux pour « essentialisation » et « incitation à la haine » contre les Russes blancs. Telle est la perversion du processus qui sait user des armes de la démocratie pour les retourner contre elle. L’acmé de l’absurde est enfin atteinte lorsque mes détracteurs m’accusent de faire l’impasse sur l’antisémitisme chrétien pour mieux accabler le monde arabo-musulman. Ce qui ne manque pas de piquant quand on sait que j’ai consacré plusieurs livres à la Shoah et aux racines européennes de l’antisémitisme.

Ce procès nous éclaire-t-il sur le destin des Juifs de France ?

G.B. Ce qui m’a frappé durant deux ans, c’est l’élan de solidarité, massif et chaleureux, venu des communautés juives de base. Comme si le fait d’avoir dit tout haut ce qu’elles pensaient et subissaient faisait de moi leur porte-parole. Mais à travers cette affaire, j’ai aussi mesuré la solitude du destin juif en France. Et lorsqu’on en arrive à trainer devant les tribunaux un historien qui documente l’antisémitisme maghrébin, c’est la goutte de trop. Les Juifs de France ont vécu cela comme un mauvais signal, ils ont eu le sentiment qu’on se préparait à les sacrifier sur l’autel du vivre-ensemble.

 C’est donc un vivre-ensemble sans les Juifs ?

G.B. Oui, car les Juifs sont de plus en plus perçus comme des perturbateurs. La mémoire de la Shoah réveille la culpabilité de l’Europe et fait mouvoir les fantômes qui habitent encore tant de familles. Le conflit israélo-arabe, l’exode des Juifs du monde arabe, la violence antijuive dans la France d’aujourd’hui mettent en accusation la population arabo-musulmane, nombreuse, souvent remuante, et que l’on craint au sommet du pouvoir. Qui craint la minorité juive qui ne met le feu à aucune cité et ne se livre à aucune vengeance en dépit des assassinats dont elle a été la victime ? Les Juifs sont devenus les trublions du vivre-ensemble parce qu’ils mettent en lumière la violence des uns, leur défaut d’intégration et la lâcheté des autres. On en veut aux victimes de nous dévoiler tel que nous sommes. Les Juifs ne vont pas disparaitre de l’Hexagone même si la « communauté » compte probablement 100.000 personnes de moins qu’il y a trente ans ! Mais l’émigration se poursuit, en particulier vers l’Etat d’Israël (60.000 Juifs s’y sont rendus depuis l’an 2000), aux Etats-Unis, au Canada, en Australie. Pour vivre tranquilles, ceux qui restent se feront plus discrets, ils se couleront en silence dans un processus d’invisibilisation. 

Le procès de trop

Lors de l’émission Répliques  (France Culture) du 10 octobre 2015, Georges Bensoussan a dénoncé l’antisémitisme arabo-musulman à partir de la métaphore de l’antisémitisme qu’on tète au sein de la mère, en paraphrasant les propos très durs de Smaïn Laacher, sociologue d’origine algérienne, qui déclarait dans le documentaire Profs en territoires perdus de la République diffusé sur France 3 le 22 octobre 2015 : « Cet antisémitisme est dans l’espace domestique et il est quasi naturellement déposé sur la langue, déposé dans la langue. Une des insultes des parents à leurs enfants quand ils veulent les réprimander, il suffit de les traiter de Juif. Mais ça, toutes les familles arabes le savent. C’est une hypocrisie monumentale que de ne pas voir que cet antisémitisme, il est d’abord domestique (...) il est là, il est dans l’air que l’on respire » !

Suite à cette émission, des pétitions circulent et demandent au CSA de condamner les propos de Georges Bensoussan en l’accusant de racisme biologique et en interpellant le Mémorial de la Shoah pour qu’il le sanctionne. Ayant porté plainte en novembre 2015 contre Georges Bensoussan, Smaïn Laacher décide fin février 2016 de retirer sa plainte. Ce retrait ne met pas fin à cette affaire qui devient judiciaire en mars 2016 lorsque le CCIF dépose un signalement au parquet. Il sera suivi de la LICRA, du MRAP, de SOS Racisme et de la Ligue des droits de l’homme. Ils citent tous Georges Bensoussan devant le tribunal correctionnel pour incitation à la haine raciale. « Ils s’en prennent à moi parce que j’ai pointé du doigt un antisémitisme arabo-musulman à partir d’une image culturelle qui est celle du lait de la mère, et qui n’a donc rien d’une image biologique », insiste Georges Bensoussan. Les propos de Smaïn Laacher, bien plus durs et plus radicaux, ne présentent pas non plus le moindre caractère biologique. Mais paradoxalement.

Bien que Georges Bensoussan ait été relaxé en première instance et en appel, le CCIF et la Ligue de droits de l’homme intentent un pourvoi en cassation contre la décision de la Cour d’appel de Paris. Le pourvoi sera rejeté le 17 septembre 2019, soit quatre après la diffusion du débat litigieux de l’émission Répliques. Une source de consolation et de justice, le CCIF a été dissout suite à son rôle ambigu dans les circonstances liées à l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020.

La procédure judiciaire contre Georges Bensoussan a laissé des traces indélébiles pour les Juifs de France mais aussi pour les Juifs de Belgique car ils sont confrontés à la même réalité. Au nom du vivre-ensemble, ils ne peuvent dénoncer l’antisémitisme que s’il est d’extrême droite. S’il est arabo-musulman, il leur est suggéré ou demandé, comme le faisait une députée bruxelloise écologiste lors des assises de lutte contre le racisme (juin-juillet 2021) de ne pas le pointer car « cela reviendrait à stigmatiser la communauté musulmane » et cela « ferait le jeu de l’extrême droite ». A force de vouloir nier une réalité d’un phénomène, ce sont les Juifs qui en font les frais, en silence et au nom de la lutte contre le racisme.

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