Une désarmante lâcheté

« Pour être fort, un dirigeant du parti n’avait besoin ni du talent ni du savoir ni des dons de l’écrivain. Getmanov ne savait ni chanter, ni jouer du piano (ni) gouter les créations de la science, de la poésie, de la musique, de la peinture… Mais un mot de lui pouvait décider du sort d’un professeur d’université, d’un ingénieur, d’un directeur de banque, d’un secrétaire syndical, d’un kolkhoze, d’une mise en scène… » Getmanov est ce sinistre et banal bureaucrate stalinien que Vassili Grossman décrit dans Vie et destin.
Des Getmanov, il y en eut des milliers, le plus célèbre d’entre eux, celui que Léon Trotski avait nommé « la plus éminente médiocrité de notre parti » s’appelait Joseph Staline. Depuis trois décennies, il ne reste plus rien de l’Union soviétique ; un capitalisme violent et oligarchique est venu dissiper les derniers vestiges et les dernières illusions du « socialisme réel ». Mais bien avant la « fin de l’homme rouge »1, il n’y avait plus rien à défendre d’un régime qui pratiqua une violence politique presque sans équivalent dans l’histoire avec ses assassinats de masse, ses déportations massives, ses invasions militaires, son écrasement d’insurrections des pays frères, … Il y a bien longtemps déjà qu’il ne reste plus rien de la fière révolution bolchévique de 1917, plus rien non plus de l’Union soviétique. Sauf le pire peut-être ; un inimaginable appareil policier ; le KGB, toujours au pouvoir en Russie…  Et un Guetmanov qui désormais se nomme Poutine. 

 
De même qu’il existe un KGB sans URSS, il semble qu’il reste encore beaucoup de staliniens sans Staline et de nouveaux « campistes » alors même qu’il n’y a plus aucun camp « socialiste ». De la Guerre froide, il leur reste un réflexe pavlovien de défense de tout ce qui ose se prétendre anti-impérialiste. Et peu leur importe de se ranger désormais derrière un autocrate impérialiste millionnaire et de consentir au rêve colonial de la grande Russie. L’anti-américanisme (ce faux anti-impérialisme pour les nuls) leur sert de boussole et leur permet une posture à défaut d’une position politique. Car dans l’histoire, l’anti-américanisme fut le plus souvent le trait d’union entre l’extrême droite et les staliniens. Et les choses aujourd’hui n’ont que peu changé : mêmes poses rebelles, même phraséologie anti impérialiste voire souverainistes pour justifier la soumission à la violence. L’agression contre l’Ukraine est une ignominie et aucune hésitation n’est permise devant la nécessaire solidarité avec un peuple qui défend courageusement sa souveraineté, sa liberté et sans doute aussi un peu la nôtre.

 
Car si dans une certaine gauche, qui n’a de radical que le nom, on a fermé les yeux sur les prétentions impériales du nouveau tsar, à l’extrême-droite, on était tout entier concentré dans la croisade contre l’islam, voire le décolonialisme et autres « wokismes ». Certains égarés combattant même fièrement le « péril mortel », le « négationnisme feutré » et autre « ethnocide culturel »2 que représenterait l’écriture inclusive. Pendant ce temps Poutine massait ses troupes qui, depuis vingt ans, ont déjà sévi en Tchétchénie, en Géorgie et surtout en Syrie où la même mésalliance entre une extrême gauche stalinienne et une droite identitaire s’est faite sur le dos du peuple syrien. Poutine comme son allié, le boucher syrien Bachar el Assad, a su jouer des deux leviers idéologiques particulièrement efficaces en Occident ; d’un côté un discours « antisystème » contre l’Europe et les Etats-Unis comme une sorte d’ersatz d’antiimpérialisme, de l’autre la « lutte contre l’islamisme » quitte à la confondre comme Poutine le fit en Tchétchénie, à une guerre contre l’islam.
Ces deux « faux ennemis » neutralisés, Poutine a pu poursuivre sa croisière de terreur, assuré de l’innocuité de ses adversaires occidentaux chloroformés par sa propagande, relayée par ses petits soldats. Beaucoup parmi eux sont des soldats perdus, gauchistes déboussolés, oublieux que Poutine a permis la victoire de Trump et qu’il aide partout dans le monde le populisme, le conspirationnisme, l’extrême droite… ou théoriciens du « nouvel antisémitisme » devenus soudain silencieux devant le champion de la lutte contre l’islamisme qui ne cesse d’utiliser une rhétorique perverse, comme celle qui cible un président juif au nom de l’antinazisme.


L’offensive de Poutine en Ukraine les a rendus plus discrets sur leurs mésalliances passées. Ainsi, Mélenchon se contorsionne pour mieux faire passer son indécent soutien à Poutine en mettant en garde contre les « va-t’en guerre » qui oseraient la solidarité avec le peuple ukrainien. D’autres poursuivent sans honte leur turpitude, comme Bat Yeor, la théoricienne fasciste du « Grand remplacement » qui, dans Tribune juive, peut tranquillement déverser sa prose poutiniste et raciste dans la langue antisémite. Parlant de l’Union européenne, elle écrit : « Son ambition dominatrice insatiable la dévore. Ses boursoufflures étendent leurs tentacules empoisonnés bien au-delà de ses frontières, dans des pays où ses “ONG humanitaires” financées en milliards par les contribuables européens fomentent la destruction des gouvernements en place par le soutien armé à des mouvements insurrectionnels, souvent terroristes appelés “résistants”, dociles à ses ordres. De l’Ukraine à la Judée-Samarie c’est le même jeu. »
Aujourd’hui comme hier, s’il y a bien deux camps, c’est celui des démocrates et des humanistes contre celui des identitaires et des tyrannies. La capitulation de l’intelligence a toujours servi les desseins fascistes des Getmanov, des Trump ou des Poutine. Contre l’alliance des médiocrités, il est sans doute temps de nous réarmer et de soutenir d’une même voix le peuple ukrainien.  

1. « La Fin de l’homme rouge », de Svetlana Alexievitch 2013 Actes sud
2. Dans l’ordre Finkielkraut, Einthoven, Taguieff.

Écrit par : Brigitte Stora
Brigitte Stora

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