Annette Wieviorka, à la recherche d’un monde détruit

Nicolas Zomersztajn
Dans Tombeaux. Autobiographie de ma famille (éd. Seuil) pour lequel elle a reçu le Prix Fémina de l’essai, Annette Wieviorka, historienne spécialiste de la Shoah et directrice de recherche honoraire au CNRS, retrace l’histoire de ses parents et de ses grands-parents. Au-delà du destin d’une famille juive malmenée par l’Histoire, elle restitue avec précision et sensibilité le monde de l’immigration juive d’Europe orientale, de son installation en France dans les années 1920 au difficile retour à la vie après la guerre, en passant par l’effervescence des années 1930 et la tragédie de la Shoah.
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En intitulant ce livre « Tombeaux », avez-vous songé aux tombeaux poétiques avec lesquels les poètes de la Renaissance étaient célébrés par leurs pairs ?

Annette Wieviorka : J’y ai pertinemment songé même si j’ai choisi de ne pas l’expliquer. Jean-François Zygel m’a aussi appris ce qu’était Le Tombeau de Couperin que Maurice Ravel a composé pendant la Première Guerre mondiale. Chacune des six pièces de cette œuvre est dédicacée à un ami de Ravel mort au combat. J’ai aussi pensé à Michel de Certeau qui écrivait que l’historien fait œuvre de sépulture et que, par-là, l’écriture de l’histoire tient du rite d’enterrement. C’est à la suite du décès d’une tante sans descendance en 2012 et quelques années plus tard d’un cousin également sans descendance, que j’ai décidé d’écrire ce livre. Le cœur étreint par la disparition de ces deux branches ne laissant aucune trace, j’ai décidé d’écrire ces tombeaux de papier qui font œuvre de sépulture.

En sous-titre, on peut lire « autobiographie de ma famille » et non pas histoire de ma famille. Pourquoi le choix de terme ?

A. Wieviorka : J’ai emprunté ce terme à Pierre Pachet qui avait publié Autobiographie de mon père et à Ruth Zylberman pour son très beau 209 rue Saint-Maur, Paris 10e, autobiographie d’un immeuble. Mais si j’ai choisi « autobiographie », c’est surtout parce que j’interviens à plusieurs reprises dans le livre. Je ne m’efface pas derrière mes personnages. Parmi mes sources, j’ai ajouté des souvenirs personnels. C’est également une manière d’assumer ma part de subjectivité par rapport aux autres membres de ma famille. Si j’avais indiqué « histoire », cela signifie que je m’efface et que l’objectivité est totale.

Vous êtes une historienne spécialiste de la Shoah. Pendant des dizaines d’années, vous avez écrit l’histoire de tous et non pas celle des vôtres ? Ce passage à l’écriture de l’histoire familiale vous a-t-il posé des problèmes ?

A. Wieviorka : Avant tout, il s’agit d’une longue recherche. L’histoire de ma famille m’a toujours habitée. C’est pour cette raison que j’ai pu écrire ce livre. Dès la fin des années 1970, j’avais nourri le projet de raconter l’histoire de mon grand-père paternel Wolf Wieviorka (1896-1945). Cela fait plus de quarante ans que je songeais écrire le parcours de ce journaliste et écrivain yiddish assassiné à Auschwitz. Je me suis aussi intéressé à l’histoire de ma famille maternelle, les Perelman. J’ai ainsi rassemblé en 40 ans des entretiens, des témoignages, des récits, des documents et des archives sans jamais passer à l’acte d’écriture. Ce qui me préoccupait était de savoir comme articuler l’histoire des Wieviorka et celle des Perelman, et surtout comment trouver l’écriture juste. C’est pourquoi la question de la distance que l’historien doit avoir par rapport à son objet n’a jamais été un problème en ce qui me concerne. Ma qualité d’historienne m’a plutôt permis de replacer l’histoire de ma famille dans un contexte historique que je connais bien par mes travaux.

Vous avez fait le choix de ne pas vous focaliser sur la Shoah en racontant la vie de votre famille avant la guerre et aussi après celle-ci. Ce choix traduit-il la volonté de ne pas lier exclusivement les Juifs à cette tragédie ?

A. Wieviorka : Même si ce livre ne se caractérise pas par une volonté démonstrative de ne pas réduire ces immigrés juifs polonais à des victimes de la Shoah, c’est cette dimension qui m’intéressait. Et d’ailleurs, la période de la Shoah n’est pas la partie la plus longue de ce livre. L’idée est de faire connaître ce qu’a été ce monde, celui de mes parents, de mes grands-parents et qu’on se souvienne d’eux. J’avais le désir que ces gens dont la vie avait été écourtée, aient une nouvelle vie. En faisant ce choix, j’ai pu découvrir l’extrême richesse de l’œuvre de mon grand-père Wolf Wieviorka. Dans ses articles publiés dans la presse yiddish, il croque avec justesse et lucidité ce monde yiddish global de l’immigration juive d’Europe orientale de l’entre-deux-guerres. Il est notamment cité par David H. Weinberg dans son remarquable Les Juifs à Paris de 1933 à 1939. J’ai aussi découvert beaucoup de choses sur ma famille maternelle qui a priori semble plus archétypique puisque mon grand-père -qui est d’ailleurs le seul que j’ai connu- est tailleur et proche des communistes. Grâce à ce livre, j’ai pu faire revivre ce monde juif qui a été détruit à jamais par la Shoah.

Contrairement à de nombreux témoignages, vous avez choisi de ne pas clore le récit en 1945. Pourquoi avez-vous consacré de nombreuses pages à la période qui s’ouvre après la guerre ?

A. Wieviorka : La question du retour des déportés est centrale. Elle obsède ceux qui ont survécu. Quand mon père et son frère apprennent que leur père est effectivement mort à Auschwitz, ils comprennent que tout leur monde a disparu. Cette prise de conscience effroyable suscite une rupture mais elle n’est pas radicale. Même si mon père a rompu avec l’activité de journaliste qu’il avait entamé au Réveil des Jeunes, ce journal bundiste de langue française, et qui prolongeait celle de son père, il s’est malgré tout fait la promesse de traduire un jour Kiddoush Ashem de Shalom Ash. Promesse qu’il a tenue. Quant à son frère Meni, il s’est attaché à rééditer toute l’œuvre de Simon Doubnov et à en faire traduire une partie en français. Ni mon père ni mon oncle n’ont jamais abandonné ce qui les liait à ce monde disparu. C’est pourquoi je pense que retrouver ce qui nous lie à ce monde est plus important que la transmission. D’où l’importance de cette citation de Richard Ford inscrite au début du livre : « C’est une des particularités de la vie de nos parents, que l’on oublie souvent et qui passe donc inaperçue. Nos parents nous relient -aussi isolés que nous soyons dans notre existence- à une chose que nous ne sommes pas, mais qu’ils sont». Je suis aussi liée à ce monde alors que je ne l’ai pas connu et que je n’ai jamais tenté de le reconstituer.

Annette Wieviorka ©Hermance Triay

Maxime Steinberg (1936-2010), l’historien spécialiste de la déportation des Juifs de Belgique que vous avez connu rappelait souvent que son moteur, et d’une certaine manière son Rosebud, était de savoir précisément quand sa mère a été assassinée à Auschwitz-Birkenau. C’est cette souffrance qui l’a conduit à se montrer si soucieux de la précision. Poursuiviez-vous la même quête que Maxime Steinberg et aviez-vous le même Rosebud ?

A. Wieviorka : Il y a peut-être quelque chose d’autre. Mon grand-père Wolf Wieviorka était la grande figure auquel mon père Aby était excessivement attaché. Il avait traduit déjà à l’adolescence certaines de ses nouvelles et ces traductions ont été publiées dans la presse juive en langue française. Quant à moi, j’étais fascinée par mon grand-père. Quand j’ai entamé mes recherches sur mon grand-père au Yivo à New York au début des années 1980, j’ai retrouvé certaines mentions de lui à Auschwitz-Birkenau. L’écrivain yiddish Isaïe Spiegel a notamment écrit que Wolf Wieviorka lui avait sauvé la vie à Auschwitz en lui donnant des dollars ! Cette histoire a complétement modifié ma vision et j’ai compris que je ne comprenais rien parce que c’était impensable qu’on sauve la vie de quelqu’un avec des dollars à Auschwitz. Mais ce qui m’apparait comme le plus important réside dans les écrits que mon grand-père a laissés. Quand on écrit et qu’on publie, on laisse une trace. Une de mes obsessions, universellement partagée, est la question de la disparition sans trace. C’est peut-être cela mon Rosebud qui révèle ce qui m’est le plus cher. Retrouver les traces, que ce soient les témoignages et les archives, et écrire pour que tout cela ne disparaisse pas. Si on a pu savoir ce qui est presque impossible, c’est-à-dire quand est mort Wolf Wieviorka à Auschwitz, c’est précisément parce qu’il était écrivain et que son monde yiddish était global et « connecté ». Nous avons pu apprendre par le biais d’autres écrivains yiddish qui connaissaient mon grand-père qu’il est mort en janvier 1945 lors de l’évacuation d’Auschwitz.

Certains esprits mal intentionnés sont tentés de dire que seuls des historiens juifs peuvent se livrer à l’exercice que vous avez accompli…

A. Wieviorka : Cela tombe sous le sens, un historien non-juif de la Shoah écrira une autre histoire familiale. Dans une conférence à laquelle il participait au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, le dramaturge Jean-Claude Grumberg avait raconté qu’un homme lui a un jour dit que les Juifs avaient de la chance parce qu’avec leur malheur, ils peuvent écrire plein de livres. De temps en temps, j’entends aussi des gens me dire que j’ai eu de la chance d’avoir des grands-parents ayant eu un tel destin. J’acquiesce poliment sans pleurnicher mais j’ai à chaque fois envie de leur dire que précisément je n’ai pas eu la chance de connaitre mes grands-parents paternels emportés par la Shoah. Je n’ai jamais eu la chance de les voir, leur parler, les toucher, les embrasser, etc. Si nous avions eu nos grands-parents, notre vie aurait été totalement différente. Et après la guerre, ce génocide a contraint la génération de mes parents à construire autrement, et non pas reconstruire, sa vie dont nous sommes les héritiers.

Tombeaux pour un monde juif global

Annette Wieviorka est historienne et par ses travaux, elle connait bien le contexte et les circonstances historiques dans lesquels sa famille a vécu. Même si elle n’a pas connu les années qu’elle retrace, Annette Wieviorka appartient malgré tout à la dernière génération à être en interface avec cette mémoire vive qui est transmise par les récits et par la présence de ses parents. Comme elle le souligne très justement, « l’idée est de faire connaître ce qu’a été ce monde, celui de mes parents, de mes grands-parents et qu’on se souvienne d’eux. (…) J’avais le désir, que ces gens dont la vie avait été écourtée, aient une nouvelle vie ».

Le pari est réussi. En retraçant l’histoire de ses grands-parents et de ses parents, elle les fait revivre mais elle ressuscite aussi un pan important de l’histoire juive européenne, notamment à travers la figure de son grand-père Wolf Wieviorka (1896-1945), journaliste et écrivain yiddish fondateur de revues dont le Parizer Haynt. Grâce aux articles et aux nouvelles de ce « Maupassant yiddish », Annette Wieviorka puise les indices qui lui permettent de restituer ce monde de l’immigration juive polonaise de l’entre-deux-guerres. Dans ce monde juif « global » que Wolf Wieviorka observe avec lucidité et tendresse, la judéité est omniprésente. Dans l’empilement des identités qui constitue tout individu, l’identité juive en est le cœur. Toutes les autres procèdent de celle-ci. Même s’ils ont rompu avec la tradition religieuse pour se jeter corps perdu dans les idéologies de la modernité, ils demeurent tous juifs jusqu’au bout des ongles. Si Wolf Wieviorka a quitté la Pologne en 1920, ce n’est pas à cause de l’antisémitisme ni de la misère comme nombre de Juifs fuyant ce pays, mais parce qu’il étouffait dans ce carcan trop étroit de la tradition religieuse. Bien qu’il ait soif de découvrir le monde et de devenir écrivain, il est juif et il entend le rester. Cet échappé d’école talmudique a pleinement conscience que la culture juive doit être transmise aux jeunes générations pour l’existence du peuple juif soit garantie. Il ne dit pas le contraire lorsqu’il écrit en 1939 que dans cette période « où il est difficile d’être juif et totalement impossible de ne pas l’être, nous devons nous armer spirituellement pour trouver les forces qui nous permettent de parcourir ce chemin ». La shoah ne lui permettra pas de poursuivre son œuvre ni son combat.

Lorsqu’il est question de la Shoah, Annette Wieviorka se penche notamment sur une question cruciale rarement abordée par les témoignages des survivants de la Shoah : les choix. C’est ici que les connaissances de l’historienne sont précieuses pour saisir pleinement la cruauté du destin. Dans une vie ordinaire, on fait des choix mais dans des circonstances aussi extraordinaires que la Shoah, ces choix peuvent prendre des proportions tragiques. En ce qui   concerne sa famille paternelle, Annette Wieviorka a essayé de comprendre pourquoi certains, dont son père et son oncle, ont choisi de passer en Suisse et d’être sauvés alors que d’autres, comme son grand-père Wolf, ne l’ont pas fait et ont fini déportés à Auschwitz.

Enfin, après cette épreuve tragique, il y a le retour à la vie. Une période compliquée et douloureuse pour celles et ceux qui ont échappé à la barbarie nazie. Une question les obsède alors qu’ils doivent réapprendre à vivre et construire une vie juive sur un tas de cendres : les déportés reviendront-ils ? Ce sont encore les archives qui expriment le mieux cette tourmente. Dans un article publié en mai 1945 dans Le Réveil des jeunes (journal francophone du Bund à Paris) alors qu’il est envoyé à Marseille pour accueillir les rapatriés, son oncle Meni Wieviorka écrit à quel point ils sont désespérés : « Les nôtres ne reviennent pas, c’est la constatation douloureuse que nous devons faire à chaque nouveau bateau qui ramène les déportés, les prisonniers. La demi-douzaine de Juifs déportés qui revient en moyenne par bateau ne fait que confirmer ce que nous savions déjà, mais que nos cœurs se refusaient à croire. On a envie de crier et de pleurer d’impuissance devant cette catastrophe sans précèdent, cette destruction sans cause de tout un peuple ». Leur monde a été détruit

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