En Israël, le coronavirus a rapproché juifs et arabes

Frédérique Schillo
En Israël, la crise du coronavirus a renforcé l’israélité, en rapprochant Juifs et Arabes israéliens, tandis que l’écart se creusait avec les ultra-orthodoxes et les Juifs de diaspora.
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Cela ressemble à une fable politique : 200 Israéliens, Juifs, Arabes, religieux et laïques, enfermés dans un hôtel à Jérusalem. Au bout de quelques jours, ceux-là mêmes qui d’ordinaire font tout pour s’éviter commencent à se mêler les uns aux autres, à échanger en hébreu ou en arabe pour finir par prendre des cours de Zumba, par chanter, et rire ensemble devant un one-woman-show sobrement intitulé « Coexistence my ass ». Cela semble à peine croyable. C’est pourtant ce qui s’est passé pendant l’épidémie de Covid-19 entre les murs du Dan Panorama de Jérusalem, rebaptisé pour l’occasion « Hôtel Corona ». Des photos et vidéos postées sur les réseaux sociaux ont immortalisé ces rapprochements inattendus entre les patients placés là en quarantaine, dont Noam Shuster, une stand-upiste israélienne militante de la paix. Preuve que la fusion finit par opérer quand Juifs et Arabes sont contraints de vivre ensemble. Et si la belle histoire de l’« Hôtel Corona » préfigurait les succès à venir du melting-pot israélien ?

Solidarité judéo-arabe

Les crises, c’est bien connu, ont ce pouvoir de souder les gens, au moins pour un temps. En ce sens, la pandémie de Covid-19 a rapproché les Israéliens comme jamais. Sans doute parce qu’elle n’était pas un énième conflit sécuritaire, mais une crise sanitaire les obligeant à combattre ensemble un ennemi invisible attaquant sans distinction les Juifs comme les Arabes, elle a exalté des valeurs de solidarité parfois insoupçonnées. En témoignent les larmes d’un orthodoxe de Tel-Aviv découvrant avec émotion que le médecin venu le dépister à son domicile est arabe. Ou bien cette photo, qui a fait le tour du monde, de deux secouristes du Magen David Adom, Avraham Mintz et Zoher Abu Jama, priant ensemble près de leur ambulance ; l’un tourné vers Jérusalem, l’autre La Mecque. La scène est en fait assez banale en Israël, où les Arabes sont très présents dans les professions médicales [voir encadré]. Mais la crise du coronavirus leur a donné encore plus de visibilité.

Côté arabe israélien, c’est l’angle de vue sur la société israélienne qui a changé. La communauté arabe a été accompagnée par des soignants juifs. Le gouvernement lui a adressé des messages de prévention en arabe. Des soldats de Tsahal sont entrés dans les villages pour apporter une aide médicale ou distribuer des colis alimentaires. L’occasion pour des citoyens arabes qui ne servent pas dans l’armée (hormis les Bédouins et les Druzes) de la découvrir autrement que sous l’aspect purement sécuritaire et répressif. « Cette urgence a créé une opportunité pour des connexions auxquelles nous n’étions pas habitués », analyse Rasool Saada, en charge de la société arabe dans l’organisation israélienne MAOZ. « Nous voyons à présent, peut-être pour la première fois, une main tendue pour aider ».

Au bilan, les citoyens arabes ont remarquablement résisté à l’épidémie : bien qu’ils dépassent 20% de la population israélienne, ils ne représentent que 6% des cas de coronavirus et 2% des décès. Un résultat d’autant plus impressionnant que le Ramadan s’est déroulé en pleine crise. Les fidèles musulmans, d’habitude si peu enclins à obéir aux directives de l’Etat, ont su concilier les célébrations religieuses avec le respect des mesures de distance sociale. Il n’a même pas été utile d’instaurer un couvre-feu dans les villages lors de l’Aïd el-Fitr, alors qu’il était une nécessité absolue chez les ultra-orthodoxes pendant Pessah. C’est justement pour échapper à la comparaison avec les haredim, l’autre communauté la moins bien intégrée du pays, que les Arabes israéliens ont redoublé de vigilance.

Fractures juives

Les ultra-orthodoxes sont ceux qui paient le plus lourd tribut à l’épidémie avec 70% des malades alors qu’ils représentent un peu plus de 10% de la population. En cause : leur foi aveugle dans la rédemption, mêlée à une défiance obstinée à l’encontre des autorités sionistes. Celle-ci s’est incarnée jusque dans la figure du ministre de la Santé, le Rav Litzman, qui analysait l’épidémie comme un signe annonciateur de la venue du Messie puis, bien que positif au Covid-19, a violé les directives de son propre ministère. Un vrai danger public.

L’attitude aberrante des « craignant-Dieu » a tranché de façon spectaculaire avec la société laïque, mais aussi les religieux traditionnels. Eux ont su s’adapter à la crise, réinventer les liens, faire preuve de résilience. Le seder de Pessah sur Zoom permet d’accomplir une mitzva, ont jugé 16 rabbins orthodoxes. A la différence des haredim, ils ont accepté sans broncher la fermeture des synagogues, sachant qu’un quart des malades y avaient contracté le coronavirus.

« Les relations entre les ultra-orthodoxes et l’Etat doivent changer ! », en a conclu la journaliste-vedette de la chaîne N12 Rina Matzliach, provoquant une polémique qui a fait intervenir le Président israélien : « Nous sommes frères et la solidarité doit être notre mot d’ordre », a plaidé Reuven Rivlin. En réalité, les hommes en noir ont aussi changé pendant la crise. La société de télécom Bezeq révèle que les quartiers religieux ont enregistré une hausse de 40% du trafic internet. Mais ces changements, aussi révolutionnaires soient-ils, ne modifient pas leur rapport à l’Etat. D’autant plus que des radicaux continuent leurs provocations. En plein déconfinement, 2.000 haredim sont sortis dans les rues de Mea Shearim pour fêter Lag Baomer.

Melting-pot israélien

Finalement, la crise aura révélé des Israéliens plus israéliens que juifs. Le besoin d’un Etat protecteur et l’inconséquence des ultra-orthodoxes y sont pour beaucoup. La fermeture précoce des frontières a aussi renforcé l’impression chez les habitants enfermés ensemble que, selon une formule pourtant galvaudée en Israël, ils ne pouvaient « compter que sur eux-mêmes ».

Face à la pandémie, les Israéliens ont vraiment dû compter sur le collectif pour se protéger. Pour la première fois peut-être dans une crise majeure, l’espoir n’est pas venu de Diaspora, mais de ces pays arabes du Golfe où le Mossad est d’abord allé chercher du matériel médical, puis de Chine, où l’Etat juif s’est approvisionné comme tous les autres pays. La Diaspora a peu compté. Elle est même devenue une gêne quand, au pic de la crise, il a fallu expliquer aux Juifs non israéliens que l’Etat sioniste leur fermait les portes. « Jamais par le passé des Juifs qui ont un pouvoir sur cette terre ont dit aux Juifs qui n’ont pas ce pouvoir : “Vous ne pouvez pas venir, car nous devons nous protéger” », s’est scandalisé le journaliste Bernard Abouaf dans un article du Haaretz passé plutôt inaperçu.

L’opinion israélienne s’en est peu émue, toute entière préoccupée qu’elle était par le sort du pays. Selon une enquête de l’Israel Democracy Institute menée fin avril, 90% des Israéliens (92,5% des Juifs et 77% des Arabes) considèrent qu’ils font partie intégrante de l’Etat et partagent un destin commun ; soit les résultats les plus élevés depuis dix ans. Parallèlement, 57% des Israéliens considèrent que la crise du coronavirus a amélioré les relations avec les Arabes et 62% qu’elles se sont dégradées avec les haredim.

Cruelle ironie, ces chiffres paraissent au moment où Gantz, ayant renoncé à s’allier avec la Liste arabe unie, rejoint Netanyahou dans un gouvernement d’urgence qui fait la part belle aux haredim. Il serait temps que les politiciens s’en aperçoivent : le melting-pot israélien a commencé sa fusion.

A l’hôpital, la coexistence au quotidien

Ils sont un pilier du système de santé en Israël, mais il aura fallu la crise du coronavirus pour qu’ils se retrouvent en pleine lumière. Les Arabes représentent 17% des médecins, un quart des infirmiers et près d’un pharmacien sur deux en Israël. L’on aurait tort de croire que ces chiffres correspondent à leur représentativité dans la société (20%). Les Arabes israéliens sont présents dans le secteur médical plus que nulle part ailleurs. En 2018, le gouvernement a par exemple investi 20 millions de shekels pour les ouvrir à la high-tech.

L’hôpital est sans conteste le grand chaudron de ce melting-pot israélien, en favorisant des rencontres entre Juifs et Arabes au niveau des soignants et du personnel médical, entre patients eux-mêmes et dans l’échange entre médecins et malades. Dans les grandes villes comme Jérusalem où les communautés vivent séparées, il représente un îlot de coexistence au quotidien.

Pourra-t-il le rester loin des pressions politiques ou religieuses ? Elles sont si nombreuses qu’une pétition ayant rassemblé 700 signataires issus de la Santé a imploré Netanyahou d’arrêter les incitations anti-arabes pendant la crise du Covid-19. Début mai, bonne nouvelle : la Cour Suprême a décidé après des années de tensions que les hôpitaux n’auront plus à faire la chasse au hametz dans les sacs des visiteurs pendant Pessah. Comme un peu de baume pour la coexistence à hôpital.

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris