Israël Et La Chine : L’heure Des Doutes

Frédérique Schillo
Au moment où la Chine investit le port de Haïfa, les Israéliens expriment publiquement leurs inquiétudes sur les risques sécuritaires et stratégiques d’une telle alliance, si décriée par Washington.
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Jamais la Chine n’a été si influente en Israël. Le 1er septembre, un gigantesque terminal portuaire a été inauguré dans la baie de Haïfa. Son exploitation est assurée pour les 25 prochaines années par la société d’Etat chinoise Shanghai International Port Group. Une aubaine pour Israël, qui pourra booster le commerce de l’Europe au Golfe et réduire les coûts d’importation. D’autant que l’ouverture du terminal va stimuler la concurrence avec les deux autres ports nationaux d’Eilat et Ashdod, où un nouveau terminal privé construit par une autre firme d’Etat chinoise verra le jour à la fin de l’année.

A vrai dire, si les Chinois ont remporté les appels d’offres israéliens, c’est qu’ils étaient les plus compétitifs. Pékin mobilise un savoir-faire et des moyens colossaux pour renforcer sa présence en Méditerranée en gérant des ports, voire en en prenant totalement le contrôle comme dans le cas du Pirée à Athènes. Une vision géostratégique globale soutient cette ambition : faire renaître l’antique route caravanière empruntée par Marco Polo dans une nouvelle route de la soie, appelée Belt and Road Initiative. Lancée par le président Xi Jinping en 2013, elle doit permettre aux entreprises chinoises de se connecter au Moyen-Orient, à l’Afrique et l’Europe le long de routes terrestres et maritimes.

En Israël, la Chine trace son sillon à travers de grands chantiers. On la retrouve dans les infrastructures stratégiques, ports, énergie, transports, dans le projet de tunnels du Carmel à Haïfa ou encore du tramway de Tel-Aviv. Elle investit aussi massivement dans les entreprises israéliennes, notamment de la high-tech. Le milliardaire hongkongais Li Ka-shing a montré la voie en 1999, soit sept ans après l’établissement des relations diplomatiques complètes entre les deux pays, en achetant 11% de Waze, qui sera revendue plus tard à Google pour 1,3 milliard de dollars. Le début d’une lune de miel entre l’Empire du Milieu et la Start-up Nation. « En Israël, l’innovation est partout. C’est aussi naturel que l’eau et la nourriture ! » s’est émerveillé Jack Ma, le fondateur du géant Ali Baba, venu deux fois en Israël en 2018. A ce moment, le commerce bilatéral, passé de 25 millions de dollars dans les années 1990 à un milliard en 2001, atteignait 12 milliards de dollars. Un record ; sans doute pas près d’être égalé.

Le début de la fin ?

Les premiers signes d’inquiétude ont pointé en 2015 avec l’achat de la société Tnuva, spécialisée dans le lait et les produits laitiers. Voir ce fleuron industriel, pionnier du mouvement kibboutz, passer, même à prix d’or, sous drapeau chinois, fut un choc pour nombre d’Israéliens. Les prises de participation chinoises dans des groupes israéliens soulèvent désormais des réticences.

D’autant que derrière cet appétit économique pointe un projet politique offensif, celui d’étendre l’influence de Pékin au détriment des Russes et des Américains. Avec des objectifs stratégiques clairs. Haïfa est le premier port commercial d’Israël, mais aussi sa principale base navale, avec une escadrille de sous-marins à capacité nucléaire, où vient stationner la flotte américaine. Bref, un port d’attache idéal pour l’espionnage chinois. « L’influence chinoise en Israël est dangereuse, en particulier en ce qui concerne les infrastructures stratégiques et les investissements dans les grandes entreprises », avertit Nadav Argaman, ancien chef du Shin Bet.

Une diplomatie chinoise agressive

Autre motif d’inquiétude pour Israël, depuis cinq ans environ, Xi Jinping a troqué la diplomatie sobre de ses prédécesseurs pour un bras de fer. Au Moyen-Orient, la pénétration chinoise est ostentatoire. Pékin profite du vide laissé par les Américains pour montrer ses muscles. Ce printemps, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi s’est rendu en Syrie, en Egypte et en Algérie, puis à nouveau pendant l’été en Iran, dans le Golfe et en Turquie, pour y parler accords économiques et poser la Chine en puissance protectrice avec la distribution de vaccins anti-covid Sinovac.

Sur le plan militaire aussi, c’est une démonstration de force. Xi Jinping rend publiques visites militaires, exercices conjoints et accords d’armements au Moyen-Orient, qui représente 18% des exportations d’armes chinoises. En mars, Pékin et Téhéran ont signé un accord stratégique et commercial de 25 ans, qui prévoit une assistance militaire et nucléaire ainsi que des échanges de renseignements. Une ligne bien peu compatible avec celle d’Israël. Les relations sino-israéliennes se corsent encore lorsque Pékin se pique de jouer les médiateurs sur la question de Palestine [voir encadré].

Entre Pékin et Washington

A cela s’ajoute la pression de Washington. Trump avait déjà sommé son allié de prendre ses distances avec le rival chinois. Mi-octobre, le secrétaire d’Etat Anthony Blinken a mis en garde Israël contre « une coopération candide » avec Pékin. Peu avant, le chef de la CIA William Burns avait dit à Naftali Bennett être inquiet face à l’immixtion chinoise dans l’économie israélienne. Preuve que, la page afghane tournée, les Américains font de l’endiguement politico-économique de Pékin leur priorité. Et ils comptent bien y embarquer leurs alliés.

En Israël, ces alertes sont prises au sérieux. On garde souvenir de l’annulation de la vente du radar Phalcon en 2000 sur pression de Clinton, des 319 millions de dollars d’indemnités qu’il fallut payer aux Chinois et de la rupture diplomatique qui s’ensuivit. Ou encore de la transaction sur le drone armé Harpy bloquée cinq ans plus tard par Bush, persuadé que la Chine s’en servirait contre l’allié taïwanais.

Ne pas se laisser entraîner dans l’affrontement entre Pékin et Washington, c’est ce que beaucoup d’Israéliens espèrent encore, en maintenant des liens avec leur allié militaire historique et la superpuissance économique en devenir. Certains, peu nombreux, appellent à renégocier la relation avec les Etats-Unis. « Nous ne pouvons pas nous plier au diktat américain anti-chinois », nous confie Chalom Schirman, Professeur à l’Université de Haïfa, qui travaille avec la Chine depuis 20 ans. Mais déjà le gouvernement s’incline. En 2020, un Comité de contrôle des investissements étrangers a été créé « pour des raisons de sécurité nationale ». Fait rare, Israël a voté cet été une motion condamnant le traitement des Ouïghours par le régime chinois.

Pour la majorité des experts, les doutes ne sont plus vraiment permis. « Si la Chine doit choisir entre Israël et l’Iran, elle choisira l’Iran », assure Yaakov Nagel, professeur au Technion et ancien conseiller israélien à la Sécurité nationale. Entre Pékin et Washington, Israël choisira son allié.

Quand Pékin veut régler le conflit israélo-palestinien

Longtemps les Chinois ont fait profil bas au Moyen-Orient, une région qui ne relevait pas de leur sphère d’influence. Mais ça, c’était avant Xi Xinping. Sa politique conquérante autoritaire veut hisser la Chine au rang des poids lourds diplomatiques de la région. Un projet rendu possible par le retrait américain initié par Obama. Sans compter que la Chine a les moyens de son ambition : membre permanent du Conseil de sécurité mais aussi signataire du JCPOA, elle peut peser sur plusieurs dossiers sensibles.

Au moment de la crise à Gaza, en mai 2021, Pékin a offert sa médiation sur le conflit israélo-palestinien. Une première offre avait déjà été tentée en 2014. Cette fois, la diplomatie chinoise est plus assurée. Wang Yi a proposé un plan en quatre points pour mettre fin à l’escalade de la violence. Il a réitéré sa proposition pendant l’été en invitant Israéliens et Palestiniens à venir discuter à Pékin. Lors de sa rencontre avec le président Sissi, il a encore dévoilé son projet pour une solution à deux Etats.

Pékin se targue de pouvoir jouer les médiateurs en raison de ses bonnes relations avec les deux parties. Or, il penche naturellement vers son allié historique palestinien. Avec des positions très dures contre Israël au Conseil de sécurité. Pire, les Chinois ont été pris plusieurs fois en fragrant délit d’antisémitisme. L’ambassade d’Israël à Pékin a ainsi critiqué « l’antisémitisme flagrant » de la couverture médiatique chinoise de l’opération à Gaza. « Les Juifs dominent les finances, les médias et internet », avait notamment déclaré Zheng Junfeng, présentateur à la télé publique chinoise, attribuant la ligne pro-israélienne des Etats-Unis au « lobby juif ». De quoi entacher durablement la confiance d’Israël.

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