La persistance du mythe du complot juif

Nicolas Zomersztajn
Bien que le rejet des Juifs se soit longtemps décliné dans un registre raciste, le mythe du complot juif et de la domination juive s’est progressivement imposé comme le vecteur le plus puissant de diffusion de l’antisémitisme depuis le début du 20e siècle. Une problématique toujours d’actualité qui sera notamment abordée lors du colloque sur l’antisémitisme qui se tiendra les 23 et 24 mai 2019 au CCLJ et au Sénat.
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L’antisémitisme dérive d’une longue tradition d’antijudaïsme chrétien. A partir de la seconde moitié du 19e siècle s’opère un changement fondamental, lorsque cette tradition s’agrège à des conceptions nationalistes fondées sur la supériorité des races. C’est dans cette nouvelle dynamique du rejet des Juifs que ces derniers deviennent des Sémites prenant la figure d’une race étrangère, inférieure et menaçante pour les peuples européens. Des idéologues et des plumitifs échafaudent alors des théories pseudo-scientifiques sur la race juive ou sémite. Le leitmotiv est invariable : la nature des Juifs est telle qu’ils peuvent n’être que des corps étrangers au sein des nations, des parasites qui souillent la pureté de la race indo-européenne ou aryenne.

Mais simultanément, à côté de cette haine des Juifs fondée sur la théorie des races, se développe une vision conspirationniste de l’antisémitisme selon laquelle les Juifs comploteraient pour asseoir leur domination mondiale. La propagande antisémite nourrit à la fois le mythe de la banque juive, notamment à travers l’idée que les Rothschild suscitent des guerres entre les gouvernements en manipulant des fonds colossaux, et le mythe du Juif bolchévique fomentant des révolutions pour détruire les structures traditionnelles des sociétés. Les Protocoles des Sages de Sion constitue l’alpha et l’oméga de cette forme puissante d’antisémitisme où l’élément de race passe au second plan.

Ce faux conçu et rédigé en 1901 par la police secrète tsariste se présente comme un plan de conquête du monde établi par les Juifs et les francs-maçons. Bien que les nazis se rattachent à une conception raciste de l’antisémitisme, ils se nourrissent sans cesse de thèses conspirationnistes en définissant le Juif comme ennemi absolu, décrit comme puissance occulte visant la domination du monde par tous les moyens.

Puissance du mythe

La puissance mythique de l’accusation des Juifs maîtres du monde survivra au nazisme et se manifestera avec la même vigueur dans des régimes politiques radialement différents. De l’URSS aux islamistes, en passant par les tiers-mondistes et tous les mouvements antisionistes radicaux, le mythe du complot et de la domination juive a réussi à s’adapter aux nouvelles représentations constitutives de l’imaginaire politique. « Depuis plus d’un siècle désormais, les Protocoles des Sages de Sion constituent le plus puissant moyen de diffusion du mythe du Juif dominateur, comploteur et criminel, ennemi de tous peuples », observe Pierre-André Taguieff, politologue français et historien des idées spécialiste du racisme et de l’antisémitisme. « Et ce mythe s’est adapté à des conjonctures différentes, ne cessant de répondre à la question inéliminable : d’où viennent les malheurs des hommes ? Le mythe de la conspiration juive mondiale offre une réponse indéfiniment réadaptable à la question de l’origine du mal ».

Walter Laqueur, l’historien américain spécialiste du sionisme, considérait même que la pensée conspirationniste a été plus déterminante dans la diffusion de l’antisémitisme que la question de la race. « Si on retire aujourd’hui la thématique du complot juif mondial, il ne reste pas grand-chose dans l’antisémitisme des 25 dernières années », estime Rudy Reichstadt, responsable de Conspiracy Watch, l’Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot. « Des préjugés anti-juifs hérités de l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme racial n’ont pas disparu dans certains milieux d’extrême droite, mais cela ne représente qu’une portion marginale par rapport aux discours antisémites conspirationnistes où seule la question de la domination juive occupe les esprits ».

Le discours conspirationniste présente par ailleurs une caractéristique qui lui confère son intemporalité et son universalité : prétendant interpréter les évolutions du monde et des mœurs à travers l’existence d’un grand complot, il fournit une explication cohérente et simpliste à des phénomènes complexes. Si ce complot est parfois maçonnique, mondialiste, européen, il est fréquemment juif. Cette porosité du discours conspirationniste à l’antisémitisme est saisissante. « Le discours conspirationniste peut être mis au service d’idéologies différentes, mais s’il n’est pas par essence antisémite, il est très souvent lié à l’antisémitisme », reconnaît Rudy Reichstadt. « On peut même observer que les Juifs constituent une cible privilégiée des conspirationnistes. La condition diasporique du peuple juif et la dispersion qui en découle préoccupent obsessionnellement les conspirationnistes pour qui cela signifierait que les Juifs sont partout. Ensuite, comme les Juifs ne sont pas assignables à des caractéristiques physiques ou morphologiques précises, la différence juive, hors du champ religieux, paraît insaisissable. C’est aussi un problème obsessionnel pour les conspirationnistes. “Le Juif dangereux, c’est le Juif vague”, écrivait l’antisémite Edouard Drumont. Les Juifs captent donc facilement l’attention des conspirationnistes pour qui le monde se lit de manière manichéenne ».

Le Juif dominant

Depuis le début du 21e siècle, la haine des Juifs se focalise sur leur supposée domination. Les nombreuses enquêtes réalisées chaque année en Europe confirment la persistance de ce mythe : un nombre considérable d’Européens estiment que les Juifs dominent des secteurs d’activités comme la finance et les médias ou qu’ils exercent une influence sur les dirigeants politiques. Curieusement, ce mythe s’exprime parfois de manière insidieuse dans des espaces intellectuels et académiques. En formulant une critique de l’ordre social, certains penseurs progressistes s’attachent à montrer comment les structures de la domination se reproduisent avec une logique implacable. Il n’est pas rare que ces discours de la domination s’accommodent de considérations conspirationnistes, où le Juif devient parfois le complice du système de domination de « l’homme blanc ». « Je ne pense pas que la critique de la domination telle qu’elle a été formulée par Pierre Bourdieu soit à rejeter en toute circonstance », nuance Rudy Reichstadt. « Elle est même pertinente, sauf lorsqu’elle devient exclusive de toutes les autres grilles d’analyse. Dans ce cas, elle prête le flanc à une vision conspirationniste, de la même manière que le marxisme peut aussi prêter le flanc à une lecture conspirationniste des rapports sociaux. Il est alors tentant de réduire ce qui va mal à une action occulte d’un petit groupe d’individus qui serait dominant. C’est ainsi que le blogueur conspirationniste Etienne Chouart répond que les Juifs sont dominants lorsqu’on lui fait remarquer que les Juifs ne sont pas prosélytes ! ». Des intellectuels de la gauche radicale poussent parfois tellement la logique du rapport dominants/dominés jusqu’à l’absurde qu’ils en arrivent à légitimer les discours conspirationnistes. Ainsi pour l’économiste et philosophe Frédéric Lordon, figure de proue de la gauche radicale française, la dénonciation du conspirationnisme n’est qu’une stratégie des strates les plus élevées de la société pour disqualifier toute critique de leur domination ! Il a défendu cette thèse dans « Disqualifier pour mieux dominer, le complotisme de l’anticomplotisme », un article publié dans Le Monde diplomatique en octobre 2017.

La persistance du mythe de la domination et de la conspiration juive doit donc être prise en considération lorsqu’il s’agit d’envisager les expressions actuelles de l’antisémitisme. C’est même ce qui en fait sa spécificité par rapport aux autres formes de rejet de l’autre. En raison de sa capacité à capter les imaginaires des extrêmes des deux bords, certains, à l’instar du propagandiste antisémite Alain Soral, y voient un moyen de définir un espace commun où la réconciliation entre les « blancs de souche » et les populations issues de l’immigration arabo-musulmane se ferait sur le dos des Juifs. Le plus petit dénominateur commun étant l’antisémitisme dans sa version conspirationniste. Et comme cette forme d’antisémitisme n’est pas envisagée par le dispositif légal belge, qui ne sanctionne que le racisme dans le cadre de l’incitation à la haine, il est d’autant plus difficile de la combattre.

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