Le mauvais feuilleton des signes convictionnels

Nicolas Zomersztajn
Depuis les affaires de la STIB et la nomination d’une femme voilée à un poste de commissaire du gouvernement, il est fréquent de présenter l’interdiction du port des signes convictionnels comme une mesure discriminatoire, raciste et sexiste et de prétendre que la laïcité est liberticide. Un mauvais feuilleton que seule une décision politique pourra clôturer.
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Bien que des décisions de la Cour constitutionnelle, de la Cour de Justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme autorisent l’interdiction du port des signes convictionnels, la tendance à assimiler cette interdiction à des mesures discriminatoires et racistes délégitime les positions des tenants de la laïcité, concernant la neutralité dans les services publics et l’enseignement public. Ces accusations de racisme visant la laïcité ont été lancées dans le dossier relatif aux signes religieux, dans lequel la STIB a été condamnée pour discrimination à l’embauche à l’égard d’une candidate portant un voile pour des raisons religieuses, ainsi qu’à l’occasion de la nomination (et de la démission) d’une femme voilée (Ihsane Aouach) au poste de commissaire du gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Cette commissaire du gouvernement a fait du port du voile islamique dans la sphère publique un combat prioritaire, et a tenu des propos inquiétants dans la presse (Le Soir) sur une application différente de la séparation de la religion et de l’Etat en fonction d’un « changement démographique » ou de « contexte ». Dans de telles circonstances, tout citoyen peut légitimement douter de son impartialité en matière d’égalité entre hommes et femmes, surtout quand le signe convictionnel qu’elle porte relève d’une vision du monde patriarcale et discriminante.

Impartialité du service public

Conscient des accusations de racisme portées contre la laïcité, Benoit Van Der Meerschen, secrétaire général du Centre d’action laïque (CAL) lorsqu’il précise que « le CAL ne se sent absolument pas liberticide en disant que tout le monde s’habille comme il veut dans l’espace public, mais que dans deux circonstances très particulières, l’enseignement obligatoire et lorsqu’on est un agent de l’Etat au sens large, donc quand on ne représente pas seulement soi-même mais aussi une institution dans un cadre professionnel strict, on n’a pas à porter des signes convictionnels. Sinon on suscite un doute sur l’impartialité du service qui sera rendu ». Loin d’être une déclinaison du racisme, la laïcité est précisément ce principe politique qui assure à chacun la possibilité de vivre librement sans que personne ne puisse imposer sa vision à l’ensemble de la société. D’autres expériences médiatisées aujourd’hui par l’actualité montrent d’ailleurs à quel point cette manière de faire société n’est pas acquise dans tous les coins du monde. Et malgré tout, la laïcité est considérée comme une source de discriminations par certains. Pour Marc Uyttendaele, avocat et professeur de droit constitutionnel à l’Université libre de Bruxelles (ULB), « cette dérive fondamentale, qui revient à considérer la défense de la neutralité de l’Etat, est une manière de discriminer des catégories de la population, et en particulier des femmes musulmanes. Elle est orchestrée par certains auteurs dans le monde académique et par certains acteurs du monde associatif pour qui la neutralité d’apparence est une forme de discrimination religieuse et de genre. Ils affirment cela en oubliant manifestement qu’il y des différences de traitement et des discriminations qui visent les femmes, mais qu’elles trouvent leur source, non pas dans le droit positif belge ni dans les règlements de neutralité d’apparence, mais dans les fondements mêmes des religions. L’islam ne traite pas l’homme et la femme sur un pied d’égalité, en imposant notamment un artifice vestimentaire aux femmes et non aux hommes. L’Eglise catholique n’a rien à envier à l’islam lorsqu’elle interdit l’accès à la prêtrise aux femmes. Quant au judaïsme, il contient aussi des prescriptions discriminantes envers les femmes ». Ce juriste n’ignore pas que des jeunes femmes musulmanes modernes et parfaitement libres, ont des revendications de nature religieuse en ce qui concerne leur habillement. « Mais il est en revanche navrant de croire qu’il n’y a pas de femmes musulmanes soumises à la fois à des pressions patriarcales familiales, et à des pressions sociétales de la part de ces femmes voilées qui se disent modernes », insiste-il.

Pour contraindre les autorités politiques à autoriser le port des signes religieux dans l’enseignement et les services publics, des recours ont été introduits devant les cours et tribunaux, comme l’illustre l’affaire de la STIB. Dans le camp laïque, certains voient dans cette judiciarisation une manière de mettre fin au débat politique en laissant aux juges le soin de trancher la question. Une opinion que ne partage pas Marc Uyttendaele pour qui il n’y a aucune antinomie entre un débat juridictionnel et un débat politique. « Il est normal que les juridictions soient appelées à connaitre des litiges portés devant elles par des acteurs qui, à tort ou à raison, revendiquent des droits. Si l’autorité politique ne prend pas ses responsabilités en n’adoptant pas de décisions claires, la position des juges est évidemment plus délicate. Ces derniers iront évidemment où leurs convictions les portent car, contrairement aux politiques, ils ont l’obligation de trancher le problème sur lequel ils doivent se prononcer ». Cet avocat observe toutefois cette judiciarisation du débat avec une certaine perplexité : « Si en démocratie les citoyens ont le droit de saisir le juge de leurs prétentions, je note toutefois que dans certaines affaires, il se peut que des procédures soient instrumentalisées par certains acteurs associatifs et institutionnels – à l’instar d’UNIA (institution publique qui lutte contre la discrimination) – pour créer artificiellement un débat juridictionnel ».

Frilosité du politique

Le refus du monde politique de s’emparer une fois pour toutes du débat sur les signes convictionnels n’a évidemment rien de glorieux, mais crée surtout une insécurité juridique embarrassante pour les personnes et les institutions concernées. « La question des signes convictionnels n’est pas une question simple à traiter », reconnait Benoit Van Der Meerschen. « Il faut évidemment mener le dialogue avec les associations de défense des droits humains et entendre leurs arguments. Je ne me formalise pas lorsqu’elles tirent au maximum les libertés individuelles et envisagent toute exception à ces libertés de la manière la plus restrictive possible. C’est normal, c’est leur vocation. En revanche, la frilosité du politique pose problème. S’il y avait une décision claire prise en matière de signes convictionnels, cela nous éviterait un débat qui revient comme un feuilleton de mauvaise qualité ».

Si le règlement politique de la question du port des signes convictionnels mettra effectivement fin à ce mauvais feuilleton politico-judiciaire, il ne permettra pas au mouvement laïque de se départir aussi rapidement de l’accusation infondée de racisme. Pour faire en sorte que cette accusation ne lui colle pas comme le sparadrap du capitaine Haddock, et que la laïcité soit encore perçue pour ce qu’elle est en réalité, un formidable instrument d’émancipation et de liberté, il convient de la présenter sous un autre angle que celui de l’interdit. Cet effort ne se limite pas à des campagnes de communication ni à adopter un ton jeune et sympa. Il s’agit d’un travail en profondeur et de longue durée. « Nous ne devons pas montrer uniquement ce que la laïcité empêche. Nous devons surtout montrer ce que la laïcité permet », suggère Nadia Geerts, agrégée de philosophie et auteure de nombreux ouvrages sur la laïcité, dont Dis, c’est quoi la laïcité ? (éd. Renaissance du livre) qu’elle vient de publier ce mois-ci. « Ce qu’il y a d’aimable au sens littéral du terme dans la laïcité, c’est ce qu’elle offre en termes d’indifférence à toute assignation identitaire. Loin d’imposer l’uniformité, elle a le mérite de ne pas tenir compte de l’origine, de la religion, du sexe, de la couleur de la peau, de l’orientation sexuelle d’un individu pour se focaliser sur ses qualités humaines. Cette indifférence à la différence constitue précisément la richesse de la laïcité. En acceptant l’individu sans tenir compte de caractéristiques ou de particularités qu’elle n’a pas choisies et dont il aimerait parfois se libérer, la laïcité favorise l’émancipation et devient un formidable vecteur de liberté ».

Renforcer la laïcité

N’en déplaise à ceux qui vomissent la laïcité, elle n’a absolument rien de ringard ni de discriminant dans une société marquée par la diversité culturelle et religieuse comme l’est Bruxelles. Comme le souligne le philosophe français Henri Pena-Ruiz, « La laïcité définit le cadre le plus adéquat qui soit pour accueillir les différences culturelles, sans concéder quoi que ce soit aux pouvoirs de domination et aux allégeances qui prétendraient s’en autoriser. Liberté de conscience, égalité stricte des croyants et des non-croyants, autonomie de jugement cultivée en chacun grâce à une école laïque dépositaire de la culture universelle, constituent en effet les valeurs majeures de la laïcité ». Et si la diversité induit des changements démographiques ou de contexte à Bruxelles ou dans d’autres villes belges, les modalités d’application de la séparation de la religion et de l’Etat ne devront absolument pas être remises en cause comme le préconisait la très éphémère ex-commissaire du gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Il s’agira plutôt de les renforcer car plus évidente apparaîtra la nécessité de refonder la vie en société sur les principes universels que porte la laïcité. 

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