Les Juifs ultra-orthodoxes nous fascinent-ils ?

Nicolas Zomersztajn
Même si leurs visions respectives du judaïsme sont irréconciliables, les Juifs ultra-orthodoxes semblent susciter auprès des Juifs non-religieux des réactions et des sentiments où se mêlent le rejet, l’incompréhension, la fascination, la curiosité bienveillante et la nostalgie.
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En se tenant à l’écart de la société environnante, les Juifs ultra-orthodoxes, toutes tendances confondues, se comportent comme les Juifs l’ont fait pendant des siècles. Ils s’obstinent à conserver leur autonomie communautaire et leur mode de vie traditionnel. Face au monde extérieur et à ce qu’ils considèrent comme des assauts de la modernité, les Juifs ultra-orthodoxes réagissent avec virulence et radicalité. Tout élément extérieur est vu comme une menace de basculement dans cette modernité honnie et responsable de l’éloignement des Juifs de la loi divine. C’est précisément cette radicalité qui est insupportable pour les Juifs non-religieux, mais aussi les Juifs religieux d’autres courants non fondamentalistes.

En rejetant virulemment la modernité et ses valeurs, les Juifs ultra-orthodoxes suscitent souvent des réactions de rejet de la part des Juifs non-religieux. Ces ultra-orthodoxes leur évoquent une manière de vivre son judaïsme dont ils ne veulent plus entendre parler. « Ce n’est pas nouveau », insiste Ilan Greilsammer, politologue israélien ayant publié en 1991 Israël. Les hommes en noir. Essai sur les partis ultra-orthodoxes (éd. Fondation nationale des sciences politiques). « Dans l’histoire du mouvement sioniste, il y avait des discours et des attitudes résolument hostiles à l’orthodoxie juive et à la tradition religieuse jugées responsables de tous les malheurs du peuple juif. Ce rejet croît lorsqu’il est question des chefs spirituels et politiques ultra-orthodoxes à qui il est reproché de ne jamais prendre en considération l’intérêt général. Ils sont prêts à soutenir le premier venu qui leur accorde des financements pour leurs institutions ou qui leur réserve un traitement de faveur par rapport à l’ensemble de la société. Ce rejet est largement partagé par l’ensemble des non-religieux en Israël et en diaspora ».

« La Torah protège et sauve »

Si pour les Israéliens, le rejet domine largement, c’est surtout parce qu’ils y voient un risque politique réel. En raison de leur poids démographique sans cesse croissant, le million d’ultra-orthodoxes (12 % de la population), s’est imposé comme la troisième puissance politique du pays. Accusés d’être des parasites antipatriotes (ils sont exemptés de service militaire) et sociaux (ils bénéficient de nombreuses aides sociales et beaucoup d’hommes sont volontairement sans emploi), ils apparaissent aussi comme des ayatollahs imposant leur mode de vie archaïque à l’ensemble de la société. Et ce n’est pas la crise du Covid-19 qui va modifier cette perception négative. Ils ont réussi à faire plier le gouvernement qui souhaitait confiner les villes et quartiers où vivent en masse les ultra-orthodoxes. Ce sont les foyers les plus importants de Covid-19 et les règles de distanciation et de gestes barrières n’y sont absolument pas respectés. Ils s’en tiennent au dogme Torah meguina ou-matsila (la Torah protège et sauve) et se fichent des règles énoncées par l’Etat, monstre laïque qu’ils vomissent. « Suite à la pression de leurs partis et de leurs autorités rabbiniques, c’est un confinement général que le gouvernement a finalement mis en place pour trois semaines », explique Marius Schattner, journaliste israélien spécialiste des relations entre religieux et laïques en Israël. « Dans ce contexte particulièrement tendu, l’attitude des Juifs ultra-orthodoxes n’a pas suscité la moindre vague de sympathie à leur égard. La lassitude, l’incompréhension et le rejet dominent largement ».

Pourtant, ce rejet exacerbé par la crise du Covid-19 contraste avec les réactions bienveillantes qu’ont pu susciter des séries télévisées comme Shtisel et Unorthodox auprès des Juifs non-religieux en Israël et en diaspora. Ces deux séries, et tout particulièrement Shtisel, ont alimenté la fascination des Juifs non-religieux pour les ultra-orthodoxes. Centrée sur la relation d’un père et de son plus jeune fils, Shtisel raconte la vie quotidienne d’une famille de Juifs ultra-orthodoxes vivant dans le quartier de Geula à Jérusalem. « Des séries comme Shtisel ou Unorthodox ont eu le mérite d’humaniser ces communautés en montrant qu’ils ont des sentiments et des problèmes comme les nôtres même si le contexte d’une société archaïque accrochée à ses traditions nourrit l’exotisme et l’étrangeté de ces Juifs ultra-orthodoxes », relève Gilles Rozier, écrivain, traducteur, éditeur et ancien directeur de la Maison de la culture yiddish-Bibliothèque Medem de Paris. « Il n’est donc pas étonnant que cela participe de la fascination que les ultra-orthodoxes exercent sur les Juifs non-religieux, même si la fascination n’est pas synonyme de séduction ni d’adhésion ».

Un intérêt critique

Concernant Shtisel, les Israéliens ont à nouveau une perception différente des sentiments que peuvent avoir les Juifs non-religieux envers les ultra-orthodoxes. « Le succès de cette série s’explique surtout par ses qualités artistiques, tant du point de vue du scénario que celui du jeu des acteurs », nuance Marius Schattner. « Il est aussi vrai que Shtisel a le mérite de nous ouvrir les yeux sur la complexité de ce monde ultra-orthodoxe que nous connaissons mal. Nous nous rendons compte que ce monde monolithique en apparence est traversé de courants contradictoires. Mais à nouveau, elle n’a pas exercé de fascination. Elle a surtout suscité un intérêt critique. La société a surtout compris que les ultra-orthodoxes sont incontournables et plus complexes qu’elle se l’imaginait ».

Pour d’autres spécialistes du monde juif, le succès de la série Shtisel ne peut être attribué à la fascination pour les ultra-orthodoxes. Il s’agit surtout de l’universalité du drame familial et de l’identification à des archétypes plus ou moins sympathiques. « L’élément religieux est prégnant, mais ce qui résonne chez les spectateurs, ce sont les ressorts classiques de la fiction : trouver l’amour, réussir sa vie, être un bon parent, etc. », précise Shayna Weiss, professeure à l’université Brandeis (Massachusetts) spécialiste de la culture populaire israélienne. Shtisel aborde certes des thématiques universelles mais il est néanmoins révélateur que tant de Juifs non-religieux aient trouvé l’universalité dans un particularisme qu’ils rejettent vigoureusement. Ce qui pose à nouveau la question de la fascination que ces ultra-orthodoxes exercent encore sur les Juifs non-religieux. « Les Juifs ashkénazes non-religieux demeurent fascinés par ces ultra-orthodoxes qui ont réussi à conserver l’usage du yiddish. Je le remarque parmi le public suivant les cours de yiddish à la Bibliothèque Medem », confirme Gilles Rozier. « Ceux qui ont visité Mea Shearim ou d’autres quartiers ultra-orthodoxes en Europe ou aux Etats-Unis me racontent quasi systématiquement avoir craqué lorsqu’ils ont croisé des enfants parlant yiddish. C’est même devenu un classique. Ils réagissent de la même la même manière lorsqu’ils regardent un film en yiddish. Ils voient à nouveau le yiddish comme une langue vivante. C’est aussi ce qui explique le succès de Shtisel et d’Unorthodox : des Juifs utilisent toute leur palette linguistique pour exprimer ce qu’ils ressentent comme le faisaient nos grands-parents. Ils sont aussi à l’aise en yiddish qu’en hébreu et en anglais. Ce qui correspond à l’image du Juif ashkénaze par excellence. Un individu capable de naviguer d’une langue à l’autre et oubliant même quand il parle yiddish ou une autre langue. Comme s’il ne parlait qu’une seule langue constituée de ces trois langues. Cette vision et cette idée rassure les Juifs ashkénazes non-religieux ».

Comme des communistes purs et durs

Au-delà de la nostalgie du judaïsme de nos grands-parents, cette fascination s’appuie aussi sur un questionnement que peuvent avoir les Juifs laïques ou non-religieux sur leur propre identité. Même s’ils ont reformulé les termes d’une identité juive moderne et riche des valeurs humanistes du patrimoine juif, ils n’ont pas un rapport aussi intime, familier et même charnel au judaïsme que les ultra-orthodoxes. « Les ultra-orthodoxes ont non seulement une foi inébranlable mais ils donnent à cette foi un contenu solide, voire englobant », souligne Isi Halberthal, ancien président du CCLJ. « Cela fascine les Juifs non-religieux même s’ils ne veulent à aucun moment devenir comme eux. On peut comparer les Juifs ultra-orthodoxes aux communistes purs et durs qui vivaient conformément à leurs idéaux en reversant notamment une grande partie de leur salaire au parti. Cela fascinait beaucoup de gens de gauche mais cela ne les a jamais amenés à en faire autant avec leur propre salaire ».

Que ce soit le rejet, la fascination ou l’intérêt teinté de curiosité et de nostalgie, les sentiments qu’inspirent les ultra-orthodoxes aux Juifs non-religieux laissent peu de place à l’indifférence. Tant qu’ils s’enfermeront dans une tradition juive archaïque, les ultra-orthodoxes demeureront à la fois une source d’embarras pour les Juifs non-religieux et un objet de curiosité constante évoquant la bourgade juive et tout ce qu’elle peut charrier en termes de mémoire familiale et collective.

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