Les témoins ont disparu, ils sont irremplaçables

Véronique Lemberg
En Belgique, les survivants d’Auschwitz ont presque tous disparu et les enfants cachés sont de moins en moins nombreux. Certains veulent que leurs enfants prennent le relais pour témoigner à leur place. Un succédané que les historiens condamnent unanimement estimant que personne ne pourra se substituer aux témoins de la Shoah.
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En 2020, Henri Kichka, Marie Lipstadt-Pinhas et Paul Sobol sont décédés. Ils ont inlassablement témoigné de leur expérience durant la Shoah. Ces trois rescapés juifs d’Auschwitz depuis Malines étaient les derniers encore en vie à porter cette parole. Leur décès suscite évidemment un profond désarroi et un sentiment d’urgence sous la forme d’une double interrogation lancinante : qui témoignera de la Shoah et comment transmettrons-nous cette mémoire ?

C’est ce qui a incité certains à rechercher des succédanés à leurs témoignages. Ainsi, le Service social juif vient de lancer un projet de transmission de mémoire e la Shoah intitulé Seconde génération, transmettre encore ! dans lequel la Shoah sera racontée par les enfants des survivants. « C’est un projet réservé à la deuxième génération », précise Viviane Liszstadt, coresponsable de ce projet. « Ces femmes et ces hommes transmettrons l’histoire et le vécu de leurs parents pendant la Shoah et ce, qu’ils soient des enfants de déportés, d’enfants cachés, de résistants, c’est-à-dire toute forme de survivance de la Shoah. Ces témoignages se feront dans les écoles, les mouvements de jeunesse ou toutes associations qui le souhaitent. Ces “transmetteurs” de mémoire seront rassemblés en groupes de dix personnes où ils auront un soutien historique et pédagogique pour qu’ils puissent faire face aux amalgames que peuvent faire les élèves ».

Cette initiative inédite interpelle et pose question. Est-ce que cela a un sens que des enfants de survivants de la Shoah viennent témoigner à la place de leurs parents décédés et qu’ils prennent le relais de ces témoins en devenant « transmetteurs de mémoire » ? Cette idée pleine de bonnes intentions n’est-elle pas contreproductive dans la mesure où le calvaire vécu par leurs parents rescapés de la Shoah n’appartient qu’à ces derniers et qu’ils en sont les seuls à pouvoir en témoigner ? « Ce type d’initiative ne présente aucun intérêt historique ni pédagogique », estime Georges Bensoussan, historien, spécialiste de la mémoire de la Shoah et ancien responsable éditorial au Mémorial de la Shoah de Paris. « Il faut bien comprendre que seul le témoin peut raconter ce qu’il a vécu ou subi. Cela vaut pour toute expérience historique. Ainsi, ce n’est pas au fils d’un soldat de Verdun à témoigner dans les écoles de l’enfer de cette bataille. Il n’y avait que ce soldat qui pouvait le faire. Cela vaut aussi pour la Shoah ».

Sacralisation de la Shoah

Si une fille ou un fils de survivant de la Shoah témoigne ou fait le récit de l’expérience de son père ou de sa mère, cela ôte toute crédibilité à cette parole. Le récit qu’il en fera à la place de ses parents est un récit reconstruit, voire déformé. « Certains pensent que les enfants des survivants de la Shoah peuvent témoigner de cette expérience à la place de leurs parents, parce qu’ils ont investi dans la mémoire de la Shoah une forme de sacralité, comme s’il fallait transmettre un flambeau ou un dépôt sacré », déplore Georges Bensoussan. Non seulement cette sacralisation de la mémoire de la Shoah lui ôte une grande part de sa crédibilité mais elle va inévitablement inciter au « blasphème », c’est-à-dire à la contestation et à la négation. Et comme le rappelle Georges Bensoussan, « la mémoire de la Shoah est de plus en plus contestée par certaines catégories de population qui revendiquent leur part de souffrance dans l’histoire des pays européens où ils vivent désormais ». Ce n’est pas la peine de la sacraliser ni de lui conférer une dimension religieuse pour qu’elle conserve sa portée extraordinaire et qu’elle soit transmise efficacement aux générations suivantes.

Que faire alors ? En réalité, la question de la disparition des témoins est posée depuis de nombreuses années dans les communautés juives et les grandes institutions mémorielles de la Shoah. Même les survivants eux-mêmes ont pensé à « l’après ». Ils ont écrit et ils ont accepté d’être questionnés, enregistrés, filmés… et ce, même si témoigner est toujours une épreuve douloureuse qui les replonge dans l’horreur de la Shoah. Ils étaient les premiers à prendre conscience qu’ils ne seront plus parmi nous. « Il faut prendre acte que le temps a passé. Les témoins ont disparu ou sont en train de disparaître », souligne Annette Wieviorka, historienne de la déportation des Juifs de France et directrice de recherches au CNRS spécialisée dans la reconnaissance sociale et politique des survivants de la Shoah, ainsi que sur la place de leurs récits dans l’écriture de l’histoire. « Cette disparition n’empêche pas de faire l’histoire de la Shoah ni de l’enseigner. Il existe aujourd’hui de nombreuses manières de montrer aux élèves des témoins qui ont été filmés et enregistrés, leur faire lire de très beaux et très accessibles témoignages écrits qui ont été publiés et même leur projeter des fictions ou des documentaires sur ce sujet. Mais une chose est certaine : personne ne pourra se substituer aux témoins ».

Aujourd’hui, nous disposons de tous les outils matériels et technologiques pour transmettre sans faux pas la mémoire de la Shoah et la parole des survivants. Il y a évidemment la USC Shoah Foundation–The Institute for Visual History and Education créée en 1994 par Steven Spielberg qui a recueilli et filmés des dizaines de milliers de témoignages de survivants dans plus de soixante pays. Sans compter tous les témoignages filmés et conservés par les institutions mémorielles des pays européens. Il suffit de projeter ces témoignages dans les classes pour que les élèves en profitent aujourd’hui et dans les années à venir.

Considérer que seul le survivant de la Shoah peut témoigner de ce qu’il a vécu ne signifie pas que la parole de leurs descendants n’ait aucune valeur ni le moindre intérêt. Bien au contraire. La parole de la « deuxième génération » doit être entendue pour mieux cerner les difficultés et les séquelles des survivants après 1945. Un fils ou une fille de rescapé peut témoigner comment ils ont grandi aux côtés d’un père ou d’une mère ayant subi cette expérience traumatique comment cela a affecté leur vie. « Ils peuvent expliquer les silences pesants de leurs parents, la manière avec laquelle leurs parents ont raconté la Shoah à la maison et comment leur identité et leur mémoire se sont construites en étant élevés par un ou des survivants de la Shoah », insiste Georges Bensoussan. « Ce récit est légitime et crédible parce qu’il leur appartient et qu’ils l’ont vécu ».

Légitimes pour raconter les traumatisme transmis

Conscient que le témoignage doit rester une rencontre avec quelqu’un qui a un vécu ce dont il peut témoigner, le dessinateur et caricaturiste israélien Michel Kichka a précisément choisi de se concentrer sur les instantanés décisifs d’une enfance, d’une jeunesse et d’une vie passées dans l’ombre de la Shoah lorsqu’il a écrit et publié son premier récit graphique autobiographique au nom très emblématique de Deuxième génération, ce que je n’ai pas dit à mon père (éd. Dargaux). « Même si nos parents ont essayé tant bien que mal de nous protéger de cette histoire tragique en choisissant soit de se taire soit d’en parler sans cesse, nous avons aussi subi les revers de leur histoire », explique Michel Kichka, dont le père Henri est décédé cette année atteint par le Covid-19. « Nous sommes légitimes pour raconter les traumatismes et les douleurs qu’ils nous ont transmis par leurs silences ou leurs paroles. La complexité des rapports que nous avons eus avec nos parents doit aussi être racontée et analysée. En parler m’a permis de surmonter ces difficultés et de me libérer d’un poids qui a été très lourd à porter ».

Avec la disparition des derniers témoins de la Shoah, nous éprouvons tous un sentiment de perte. Pour tous les historiens spécialistes de la Shoah, de sa mémoire et de son enseignement, cette situation ne doit pas tétaniser ni susciter des initiatives vaines et contreproductives. Ils y voient surtout ce que Iannis Roder, responsable des formations des enseignants au Mémorial de la Shoah de Paris, décrit comme « le passage de la transmission de la mémoire à la transmission de l’histoire ». Dans cette nouvelle phase, les historiens auront un rôle capital : ils ne se préoccuperont pas seulement des effets de l’histoire sur les individus mais ils montreront surtout comment les évènements se sont déroulés et quels en sont les processus historiques et politiques. Et sur ces questions, le survivant ou ses descendants n’ont pas d’éclairage particulier à apporter. Cela n’empêche nullement d’honorer la mémoire des survivants de la Shoah ni de prendre en considération les témoignages actuels de leurs enfants sur la transmission de leurs traumatismes.

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