L’obsession antisioniste des accords Haavara

Nicolas Zomersztajn
Lors du colloque que l’Institut Marcel Liebman a consacré à l’antisémitisme les 12 et 13 décembre dernier, certains intervenants n’ont pu s’empêcher de revenir sur des liens entre sionisme et nazisme, même si d’autres ont exprimé leur malaise et leur préoccupation face à ce procédé plus que douteux.
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Lors de la séance de questions/réponses qui a suivi la table ronde consacrée à l’affaire du Docteur honoris causa attribué à Ken Loach, Jacques Aron, un membre de la rédaction de Points critiques (revue de l’UPJB), s’est fendu d’une longue intervention au cours de laquelle il affirmait qu’il était temps d’organiser un colloque sur la question de l’attitude des sionistes allemands entre 1933 et 1939, en pointant notamment un texte de Robert Weltsch, le rédacteur en chef du Jüdische Rundschau (le principal journal sioniste allemand) et en dénonçant à nouveau les accords de Haavara (de transfert).

Ce genre d’affirmations n’impressionne que les ignorants. De nombreux historiens, qu’ils soient allemands, israéliens, américains et britanniques, ont consacré des travaux à cette problématique et autant de conférences et de colloques ont déjà été organisés pour la traiter dans ses dimensions les plus multiples. Mais ce n’est pas tout : la question de l’attitude des sionistes allemands entre 1933 et 1939 et celle des accords Haavara ont été longuement discutées à cette époque par le monde juif : la presse juive, toutes tendances idéologiques confondues, en a longuement parlé et les dirigeants juifs, sionistes et non sionistes, ont exprimé leurs critiques dans une rhétorique particulièrement violente. A cet égard, il est intéressant d’observer que Jacques Aron ne fait que reprendre des critiques déjà formulées dans les années 1930 !

Qu’en est-il donc de cet épisode tragique ? S’agit-il d’une situation manichéenne avec les bons non-sionistes (Juifs libéraux assimilationnistes, Juifs conservateurs attachés à l’Allemagne, religieux, socialistes et communistes) d’un côté, et les mauvais sionistes (toutes tendances confondues) responsables du sort tragique des Juifs allemands de l’autre ?

Pessimisme sioniste

Par fidélité aux principes sionistes essentiels, les sionistes allemands ne croient pas du tout en l’efficacité de la lutte juive contre les nazis. Même s’ils ont malgré tout participé à des campagnes contre les nazis avant leur arrivée au pouvoir, notamment les membres des mouvements de jeunesse sionistes et des associations sportives sionistes comme le Maccabi, Bar-Kochba ou le HaKoah très présents dans les groupes juifs de défense face aux violences nazies, les sionistes se tiennent à l’écart des campagnes menées par le Central Verein (l’organe représentatif des Juifs d’Allemagne), non par sympathie envers le nazisme ni par angélisme, mais parce qu’ils voient bien que cette lutte n’a pas pour effet d’affaiblir les nazis. Pour les sionistes allemands, l’ascension et la conquête du pouvoir par les nazis ne font que confirmer leur pessimisme : il faut impérativement quitter l’Allemagne.

Robert Weltsch, rédacteur en chef du Jüdische Rundschau, le journal de la Fédération sioniste d’Allemagne et l’une des publications les plus lues du monde juif entre les deux guerres, aurait-il à partir de 1933, comme le soutient Jacques Aron, incité les Juifs d’Allemagne à ne pas lutter contre les nazis pour lesquels il aurait éprouvé certaines sympathies ?

Pour affirmer cela, Jacques Aron avait évoqué un éditorial de Weltsch écrit le 4 avril 1933, trois jours après une journée nationale de boycott des magasins juifs au cours de laquelle des équipes de SA se tiennent devant des commerces juifs qu’ils marquent d’une étoile jaune et d’insultes antisémites.

Pour dénoncer ce boycott violent, Robert Weltsch écrit alors un éditorial au titre dramatique : Portez-la avec fierté la marque jaune (Tragt ihn mit Stolz den gelben Fleck !). Il y développe les thèses sionistes classiques en exaltant le nationalisme juif et la fierté juive : « Le juif est marqué comme juif. Un symbole puissant réside dans le fait que la direction du boycott a ordonné qu’un panneau “portant un badge jaune sur un fond noir” soit collé sur les magasins boycottés. Ce règlement est conçu comme une marque, un signe de mépris. Nous allons le prendre et en faire un badge d’honneur ». Il conclut son papier par ces mots : « C’était destiné à déshonorer. Juifs, prenez le bouclier de David et portez-le avec fierté ! ». Cet article aura un impact retentissant à cette époque.

« C’est une belle réplique courageuse appelant les Juifs à tenir et à ne pas se laisser humilier par les nazis », souligne Simon Epstein, professeur émérite à l’Université hébraïque de Jérusalem et spécialiste des réactions juives face à l’antisémitisme. « C’est abject et infâme de s’en prendre à lui après en lui reprochant d’être une espèce d’allié objectif des nazis. Cet article est la seule chose qu’il pouvait faire et écrire alors que les nazis sont au pouvoir, que des hordes de SA déferlent dans les rues et que la police est complètement nazifiée. Le Central Verein a également publié une belle réplique en expliquant que le boycott des magasins juifs fait mal aux Juifs en tant qu’Allemands. Weltsch réagit de la même manière en disant que cela lui fait mal en tant que Juif ».

« Faites vos bagages et filez ! »

Dans son superbe Requiem allemand (éd. Denoël), l’historien et journaliste israélien d’origine allemande Amos Elon insiste aussi sur l’enthousiasme suscité par l’appel de Weltsch auprès de la jeunesse juive de plus en plus acquise au sionisme. « L’article aurait sauvé plus d’un Juif allemand du suicide », écrit Elon. Après la Shoah, Weltsch a exprimé des regrets concernant son éditorial, en expliquant qu’il s’agissait d’une réponse rétrospectivement non appropriée au danger nazi. Il a admis qu’il aurait dû tout de suite écrire : « Faites vos bagages et filez ! ». « Si la politique antisémite des nazis est d’humilier les Juifs, c’est la plus belle des réponses », confie Simon Epstein. « Mais quelques années plus tard, les nazis vont mener une politique d’extermination des Juifs que Weltsch, ni personne d’ailleurs, ne pouvait imaginer en 1933 ».

Quant au profil politique de Weltsch, il est même très curieux de voir un antisioniste comme Jacques Aron s’en prendre aussi virulemment à lui qui a pourtant défendu dès le début des années 1920, avec Hugo Bergmann, Hans Kohn et Martin Buber, l’idée d’un Etat binational pour l’avenir de la Palestine, rejetant ainsi le concept d’Etat-nation juif. En raison de son attachement constant à la cause binationale et de son approche critique des politiques du mouvement sioniste traditionnel, Weltsch a souvent dû faire face à des tentatives de destitution en tant que rédacteur en chef du Jüdische Rundschau. Néanmoins, il occupe ce poste jusqu’en 1938 sans jamais remettre en cause ses convictions politiques binationales. A partir de 1939, il quitte l’Allemagne et devient une des plumes les prestigieuses du quotidien Haaretz dont il sera notamment correspondant à Londres.

Bien que le boycott des commerces juifs n’ait duré qu’une seule journée, un boycott silencieux et officieux s’est installé ensuite. Conscients qu’ils traverseront une période difficile, les Juifs allemands développent des stratégies de survie qui se font l’écho de l’appel lancé par Weltsch, notamment en s’appuyant sur la solidarité juive et des structures communautaires solides et expérimentées. « Sous la pression des persécutions systématiques entamées en 1933, l’entraide juive s’est intensifiée », analyse Christoph Kreutzmüller, historien spécialiste de la vie économique des Juifs d’Allemagne entre 1933 et 1945 et conservateur des expositions permanentes du Musée juif de Berlin. « Une stratégie évidente pour les entreprises stigmatisées comme « juives » a été de s’adresser aux Juifs comme à des clients ».

C’était prévisible, Jacques Aron n’a pu s’empêcher de poursuivre sa charge contre le sionisme en agitant l’épouvantail des accords Haavara.

Les négociations ont commencé en 1932 entre l’Agence juive et les autorités financières allemandes de la République de Weimar. Elles se poursuivent avec les autorités du 3e Reich. Au terme de ces accords signés durant l’été 1933, les Juifs allemands peuvent vendre leurs biens et recevoir un bon indiquant la valeur de ces biens sur laquelle les nazis ont prélevé un impôt. Avec ce bon, les Juifs peuvent faire leur alya, car les Anglais ne laissent entrer que les Juifs détenteurs d’un certain capital. Une fois arrivés en Palestine, les Juifs allemands vont échanger ce bon contre la somme équivalente en Livres palestiniennes. Avec ce bon en Mark, l’institution sioniste finance l’acquisition de biens d’équipements agricoles et industriels allemands.

Les accords sont immédiatement critiqués de toutes parts et suscitent surtout un débat passionné au sein même du peuple juif. La campagne contre les accords Haavara est virulente dans la presse antisioniste, notamment dans les journaux du Bund polonais. Le mouvement sioniste se déchire aussi sur la question où la fronde est menée par la droite nationaliste de Zeev Jabotinsky qui se déchaîne sur ces accords.

Négocier avec le diable

Il est d’abord reproché aux dirigeants sionistes de passer un accord avec le diable qui opprime les Juifs. Ensuite, ces mêmes dirigeants se voient accusés de soutenir les nazis dans l’élimination de la présence juive en Allemagne et, enfin, de rompre le boycott juif de l’Allemagne en permettant l’exportation de matériel allemand vers le Yishouv de Palestine mandataire.

A ces critiques, les tenants des accords rappellent qu’ils négocient précisément avec le diable pour permettre aux Juifs allemands de quitter l’Allemagne nazie et d’échapper aux persécutions.

Concernant le boycott, il n’a jamais fonctionné et l’écoulement de marchandises allemandes ne représente qu’une quantité infime de la production industrielle d’Allemagne. Au sens strict, ce ne sont pas de véritables exportations. Ces marchandises sont payées en Mark. C’est comme si les émigrés juifs allemands avaient emporté avec eux des camions ou des machines agricoles. Aucune devise étrangère n’est intervenue dans cette opération.

Enfin, on ne peut voir dans ces accords un signe de la sympathie ou du soutien que les nazis auraient exprimé envers les sionistes. Au contraire, ils mettent en exergue l’évolution de la politique nazie envers les Juifs qui n’est pas clairement définie depuis le début et qui fait l’objet de différentes approches, même si la haine fanatique des Juifs désignés comme cause fondamentale de tous les problèmes de l’Allemagne et l’impératif de résoudre la « question juive » demeurent les constantes de cette politique antisémite.

Si Jacques Aron voit dans les accords Haavara l’expression d’une alliance ou d’un rapprochement entre sionistes et nazis, en bon membre du comité de rédaction des Cahiers marxistes, il serait bien inspiré de jeter un regard tout aussi critique sur les liens entre l’URSS et l’Allemagne nazie entre 1933 et 1939. Le 3e Reich mène une répression terrible des communistes qui sont ensuite internés en camps de concentration et l’URSS maintient toutefois ses relations diplomatiques avec Berlin. Sur le plan économique, l’URSS multiplie les efforts répétés pour rétablir des contacts plus étroits avec l’Allemagne au milieu des années 1930. L’URSS cherche principalement à rembourser des dettes commerciales contractées auparavant, tandis que l’Allemagne cherche à se réarmer, et les pays signent même un accord de crédit en 1935. Et que dire du Pacte germano-soviétique qui suivra en 1939…

Pour les Juifs allemands, la situation commence à se dégrader sérieusement à partir de 1935 et l’adoption des lois raciales de Nuremberg. Les mentalités juives changent progressivement : l’idée sioniste de l’émigration s’impose. Mais c’est l’année 1938 qui remet en cause définitivement la présence juive en Allemagne. La Nuit de Cristal en novembre 1938 pousse littéralement les Juifs au départ. Le problème n’est pas de partir, mais de trouver un pays d’accueil, car les émigrés juifs se trouvent confrontés à la tragique réalité d’un monde peu enclin à ouvrir ses portes : les grandes nations d’immigration (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Canada) ferment leurs portes et la Conférence d’Evian censée apporter une solution au problème des réfugiés juifs se termine par un échec. C’est aussi dans ce contexte de fermeture des frontières que le 3e Reich n’applique plus les accords Haavara, même si formellement ils ne sont pas dénoncés par les autorités nazies.

On estime qu’environ 20.000 Juifs d’Allemagne ont réussi à quitter l’Allemagne pour s’établir en Palestine entre 1933 et 1939 en vertu des accords Haavara. « Ils auront contribué au sauvetage d’une fraction du judaïsme européen, en même temps qu’au renforcement de la Palestine juive », estime Simon Epstein.

Quant aux antisionistes obsessionnels, ils peuvent continuer à se focaliser sur l’objet de leur haine, mais il leur appartient toutefois d’adopter une approche plus fine et plus nuancée. A défaut, ils seront condamnés à mêler leur voix à celle de véritables antisémites qui comparent sans cesse le sionisme au nazisme.

Car s’il y a bien une chose inacceptable, c’est de placer le mouvement sioniste sur le même plan que les nazis. Les dirigeants sionistes n’ont jamais été aveuglés par la véritable nature des nazis. Parmi les dirigeants juifs qui ont perçu la menace que constituait le nazisme pour le peuple juif, les sionistes étaient majoritaires et faisaient figure de prophètes du malheur, même s’ils n’imaginaient pas l’inimaginable : l’extermination des Juifs d’Europe. Ainsi, en 1935, Zeev Jabotinsky fait cette déclaration qui entrera dans les annales : « Nous vivons au bord du précipice, à la veille de la grande catastrophe du ghetto international ». La même année, lors du 19e Congrès sioniste, son grand rival David Ben Gourion a lancé un cri d’alarme assez proche : « La menace d’anéantissement physique qui pèse sur plusieurs centres juifs de par le monde, pose la question de l’existence même du peuple juif en Diaspora ».

Il ne s’agit donc pas de s’allier à Hitler ni de le ménager, mais bien d’offrir un abri aux Juifs persécutés et de créer les bases démographiques du futur Etat juif.

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