L’obsession juive du gouvernement polonais

Nicolas Zomersztajn
En s’efforçant obstinément de réécrire l’histoire de la Pologne en un récit héroïque et victimaire, le gouvernement polonais dirigé par les populistes conservateurs ne cesse de s’en prendre aux Juifs et réaffirme par la même occasion son crédo d’une Pologne catholique, mono-ethnique et repliée sur ses valeurs traditionnelles.
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Le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a déclaré le 18 mai dernier que son pays n’indemniserait pas les biens juifs spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale et accaparés ensuite par l’Etat polonais ou des particuliers. Faisant valoir que les Polonais ont été « les victimes les plus tuées pendant la Seconde Guerre mondiale », il a ajouté que si son pays était contraint d’indemniser les Juifs, « ce serait une victoire posthume d’Hitler ». Il a joint le geste à la parole en annulant ensuite une visite de responsables israéliens en raison de leur intention de soulever la question de la restitution des biens juifs spoliés.

Dans un passé récent, le gouvernement populiste conservateur (PiS) polonais prenait soin de reformuler dans un style plus diplomatique certaines sorties choquantes et cherchait à ménager les autorités israéliennes avec lesquelles il avait noué des liens stratégiques étroits. Depuis environ un an, la Pologne et Israël sont entrés dans une période de crispation persistante sur fond de divergences mémorielles profondes.

Tout a commencé début 2018, lorsque le Parlement polonais a adopté une loi punissant d’une peine de trois ans de prison quiconque « attribue à la République de Pologne et à la nation polonaise, publiquement et contrairement à la réalité des faits, la responsabilité ou la coresponsabilité de crimes nazis perpétrés par le 3e Reich allemand ». Face au tollé international, le Parlement polonais a supprimé les articles relatifs aux peines de prison, tout en prévoyant la possibilité d’engager des poursuites civiles. « Cette loi, même dépénalisée, pourrait ruiner tous ceux qui publieraient les résultats de leurs recherches établissant la collaboration de Polonais au génocide commis par les Allemands », déplore Annette Wieviorka, historienne française spécialiste de la Shoah. « Ce qui dissuadera les jeunes chercheurs de poursuivre des travaux sur ces questions trop risquées ».

« Une nation frustrée »

L’obsession historiographique qui anime ce gouvernement polonais procède d’une volonté de mettre en avant une histoire héroïque de la Pologne. « L’histoire occupe une place centrale, car la Pologne est une nation frustrée qui a passé l’immense majorité du 20e siècle sous domination étrangère ou sous domination de régimes totalitaires », souligne Konstanty Gebert, membre actif de la communauté juive de Varsovie, figure historique de Solidarność et chroniqueur au quotidien polonais de référence Gazeta Wyborcza. « Pour les courants les plus nationalistes, il convient de se réécrire une histoire plus héroïque pour se remonter le moral. Et paradoxalement, c’est une des conséquences du succès de la démocratisation de la Pologne depuis la chute du communisme. Comme notre présent est de loin meilleur que ce que nous connaissions il y a trente ans, certains d’entre nous souhaitent forger un passé qui serait également meilleur, voire glorieux ».

Ce récit héroïque se heurte toutefois à la rigueur de la recherche historique. Depuis la démocratisation du pays en 1989, une génération de jeunes historiens s’est livrée à un travail important de recherche sur la Pologne lors de la Seconde Guerre mondiale. En travaillant sur une masse d’archives, ils ont documenté le sujet délicat de la participation de la société polonaise à l’extermination des Juifs de Pologne. Ils ont publié leurs travaux qui mettaient en exergue un élément essentiel : si le génocide était le fait de l’occupant allemand, une part importante de Polonais a participé à l’extermination des Juifs. Cela avait commencé avec les travaux de Jan Gross sur le massacre de Jedwabne commis par des Polonais en 1941 et cela s’est poursuivi notamment par les travaux de Jan Grabowski et Barbara Engelking sur les délateurs, les maîtres chanteurs et les chasses aux Juifs (Judenjagt) organisées dans les campagnes après les grandes déportations de l’été 1942.

Même si ces historiens rencontraient des résistances au sein de l’opinion polonaise, leurs travaux ont été suivis de gestes politiques et mémoriels importants :  le président Kwasniewski a présenté en 2001 des excuses officielles des Polonais au peuple juif. Mais cet élan vers une mémoire conforme à la réalité historique s’est progressivement interrompu avec la montée en force du parti populiste conservateur PiS et son arrivée au pouvoir en 2015. Loin de poursuivre cette confrontation honnête et nécessaire avec le passé, le PiS a choisi de se camper de nouveaux personnages historiques héroïques. « Il y a d’une part les soldats maudits, ces organisations clandestines qui ont poursuivi la lutte armée après 1945 contre le pouvoir communiste et qui sont aussi souvent des tueurs de Juifs. Et d’autre part, il y a les Justes ayant aidé ou sauvé des Juifs », explique Jean-Charles Szurek, historien spécialiste de la Pologne et directeur de recherche émérite au CNRS. « On cherche à en retrouver des dizaines de milliers pour en faire un phénomène de masse. Ce qui a abouti à une récusation de travaux d’historiens polonais ayant documenté la participation importante des Polonais à l’extermination des Juifs. Cette entreprise de dénigrement et de récusation des travaux de ces excellents historiens a pour objet de montrer que la Pologne n’était qu’une nation innocente et martyre ».

Des Justes instrumentalisés

Même s’il estime qu’il est nécessaire de parler davantage des Justes polonais, Konstanty Gebert ne manque pas de souligner leur instrumentalisation par le gouvernement actuel. « Qu’il y en ait eu des milliers est impressionnant et constitue une preuve empirique de l’existence de Dieu. C’est un héroïsme qu’il est difficile d’expliquer sans intervention métaphysique. On a donc raison de parler des Justes », fait remarquer ce Juif orthodoxe. « Malheureusement, ils sont instrumentalisés à des fins politiques par le gouvernement et ses soutiens. En se focalisant sur la figure du Juste, il s’agit d’en faire l’alibi pour se dédouaner de la passivité de l’immense majorité des Polonais face à l’extermination des Juifs. Ce n’est pas tout : l’évocation des Justes permet de faire l’impasse sur le nombre beaucoup plus important de Polonais qui ont participé à l’extermination des Juifs. La mémoire réelle des Justes est donc exploitée à des fins contre lesquelles les Justes eux-mêmes auraient protesté, car ils devaient précisément se méfier en premier lieu de leurs voisins qui les dénonçaient pour ces sauvetages ».

Cette mise en avant systématique des Justes ne laisse pas dupes les Juifs et se heurte à nouveau à la réalité historique. « Leur nombre est certes important en absolu, mais lorsqu’on le reporte au nombre de Juifs, on se rend compte que c’est peu. De toute manière, sur les trois millions et demi, 90% d’entre eux ont été exterminés », rappelle Annette Wieviorka. D’où la vieille rengaine du Juif ingrat. « Les Juifs seraient ingrats, car ils ne reconnaissent pas que les Polonais les auraient sauvés massivement. Et depuis peu, l’extrême droite et la droite populiste ajoutent que les Juifs, quant à eux, collaboraient avec l’occupant à travers la police juive des ghettos ! », ajoute Annette Wieviorka.

Le « Juif ingrat »

Comme l’histoire de la Pologne sous l’occupation allemande n’a jamais été enseignée dans les écoles, beaucoup de Polonais craignent qu’en remettant en cause la légende héroïque des Justes sauvant massivement les Juifs, ils en viennent à salir la mémoire de leurs aïeux. Un réflexe qui alimente l’accusation du Juif ingrat. « Si l’on est convaincu comme la majorité des Polonais que leurs parents ou grands-parents ont massivement aidé au péril de leur vie les Juifs à échapper à l’extermination, alors l’image du Juif qui demande qu’on lui restitue ce qui lui appartenait avant-guerre fait très mauvaise figure. Le Juif ingrat, cupide et extorqueur, apporte à nouveau la preuve aux Polonais qu’ils n’auraient pas dû les sauver. Comme si les Polonais avaient en réalité aidé un ennemi », détaille Konstanty Gebert.

Cette offensive contre les historiens travaillant sur la responsabilité des Polonais dans l’extermination des Juifs ne se mène pas qu’en Pologne. Au cours du récent colloque « La nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah » organisé à Paris à l’EHSS, où furent réunis les plus grands spécialistes polonais, américains et français travaillant sur les relations judéo-polonaises pendant et après la Seconde Guerre mondiale, un groupe de « patriotes polonais », dont certains venus exprès de Pologne, n’a eu de cesse de perturber les débats par des invectives grossières et des injures aux relents antisémites diffusant, de surcroît, des brochures dénonçant nommément certains chercheurs décrits comme des « ulcères ».

Ces incidents ne peuvent être réduits à une simple querelle d’historiens. C’est le présent et l’avenir de la Pologne qui sont en jeu. « Une autre Pologne, qui aspire à l’ouverture, à la démocratie et aux valeurs des droits de l’homme, n’a pas disparu », assure Konstanty Gebert. « Elle se bat non seulement pour la vérité historique, mais aussi pour un avenir conforme à ses aspirations ». La partie est loin d’être définitivement perdue, même si cette Pologne démocratique encaisse des coups et des revers. La société civile polonaise possède des ressources pour mener le combat et elle peut s’appuyer sur l’expérience démocratique fructueuse de la fin des années 1990 et du début des années 2000. La Pologne n’est donc pas condamnée à être gouvernée par des populistes incapables de régler leur problème juif.

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