Quand Zemmour divise la communauté juive

Laurent-David Samama
Chantre de l’assimilation lancé dans une vaste entreprise de réhabilitation du maréchal Pétain, le putatif candidat à la présidentielle de 2022 suscite vent de réprobation et un mélange d’angoisse et de fascination parmi les Juifs de France.
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Depuis la rentrée, les sondages font de lui un présidentiable en puissance. « Bon client » cathodique, Eric Zemmour est devenu une créature hybride, un monstre surgi de ce clair-obscur que Gramsci avait, en son temps, théorisé : plus vraiment journaliste (ce qu‘il excellait à faire jadis), pas encore tout à fait candidat pour 2022, mais depuis quelques années déjà angoissant idéologue d‘extrême-droite en quête de toujours plus de radicalité idéologique. Cette radicalité, on le sait désormais, tourne à l‘obsession des origines, ciblant indistinctement migrants et musulmans comme autant d‘incarnations-épouvantails de la figure de l‘étranger détruisant la France, bouleversant son équilibre pluri-séculaire et jusqu‘à sa population par l‘entremise du « grand-remplacement ».

Aidé par plusieurs médias-amis (C8, CNews, Europe 1, Sud Radio et Valeurs Actuelles), cela fait des mois que notre homme polarise le débat autour de ces questions, imposant l‘immigration et plus largement la question de l’identité comme sujet numéro 1 d‘une élection présidentielle initialement plutôt partie pour se jouer autour de la gestion de la crise du Covid et l‘urgence climatique. Or, il était impossible que ce sujet si inflammable ne se retourne pas contre lui. Car à force de scruter les origines des uns et des autres et de leur demander de changer de prénom et de s‘assimiler à marche forcée, d‘aucuns sont allés voir ce qu‘il en était de l‘autre côté de la barrière. Et là, surprise : on a constaté que le « Z » faisait campagne dans le plus parfait entre-soi. « Entouré de youpins », comme le résument certains forums d‘extrême droite. Avec une conseillère nommée Sarah Knafo et deux financiers, Julien Madar et Jonathan Nadler, d‘ailleurs issus des rangs de la banque Rothschild. L‘information fait désormais le bonheur de la fachosphère. Pendant ce temps-là, la communauté juive française, dont une partie s‘est largement droitisée, observe la curieuse ascension politique d‘un de ses fils avec un mélange d‘angoisse et de fascination.

 

« En tant que juive, j’ai honte »

Porte-voix pour les uns, honte et déshonneur pour les autres, le cas Zemmour divise. Pire, il scinde en deux une communauté déjà largement divisée, peinant à se trouver d‘autre destin commun que celui du sempiternel réceptacle des passions tristes. Mais que pensent les Juifs de France des déclarations d‘Eric Zemmour ? Si l‘on se fie aux positions de ses plus éminents représentants, on trouve un rejet franc et massif. Sans équivoque ! C‘est notamment le cas de l‘avocat Alain Jakubowicz, ancien président de la LICRA. « Après la réhabilitation de Pétain sauveur des Juifs et de Maurice Papon qui “n‘a fait que son devoir”, le grand historien Z interroge l‘innocence du Capitaine Dreyfus “on ne saura jamais”, “ce n‘est pas évident…” Zola réveille-toi ils sont devenus fous … », écrit-il. Même son de cloche de la part de la journaliste Anne Sinclair : « Marre d‘entendre débattre quotidiennement d‘Eric Zemmour dont on connait les propos depuis des années qu‘il les a assénés tous les jours sur une chaîne complaisante, et depuis qu‘il a été condamné par les tribunaux ! La France mérite mieux que ce vieux pétainisme rance ! ». Et de Francis Kalifat, président du CRIF, vent debout contre l‘aura malfaisante de l‘intellectuel aux méthodes trumpistes : « Que dire d‘Eric Zemmour ? Sinon qu‘il est non pas l‘idiot utile, mais bien le Juif utile et le nouveau chef de file du révisionnisme dans notre pays ». L‘évolution dans le degré d‘indignation suscitée par Eric Zemmour est notable. D‘adversaire théorique, il est devenu traître. On le combat non plus seulement parce que l‘on est progressiste et universaliste mais également en vertu d‘origines communes, au nom de l‘idée que l‘on se fait d‘un judaïsme éclairé, et républicain. En témoigne cette prise de position de l‘écrivaine Brigitte Benkemoun : « Je ne sens salie par cet homme, en tant que française, démocrate, journaliste, humaniste. Et en tant que juive, j‘ai honte ». En une formule bien sentie, Benkemoun exprime là un sentiment longtemps tu par les Juifs de France. Comment se peut-il que cet ennemi nous soit si proche ? Comment peut-il utiliser son identité pour la convertir en argument de rejet de l‘Autre ? Et surtout, comment l‘empêcher de nuire politiquement, d‘un point de vue juif ? En adorateurs de Woody Allen et de Sigmund Freud, d‘aucuns pourraient se dire que la réponse serait à trouver dans le recours à la psychanalyse. Mais puisque l’affaire est éminemment politique, creusons-là encore.

Dans son avant-dernier essai, Destin français (éd. Albin Michel), Eric Zemmour fait état d‘une certaine obsession pour la France catholique. Obsession d‘autant plus curieuse que l‘auteur dédicace son livre à ses parents, Français d‘Algérie et juifs, des « israélites » comme on aimait à le dire à l‘époque. De braves gens qui aimaient profondément la France et savaient ce qu‘ils lui devaient, qui se retournaient vers leur Algérie natale et lorgnaient vers Israël sans y voir quelconque dilemme. Autrement dit, des gens assumant leur double (voire triple) identité. « Juif à la maison, Français dans la rue », écrit l‘ancienne plume du Figaro dans un chapitre introductif d‘une étonnante transparence. Jadis, chez les Zemmour, « on respectait strictement les lois de la casherout, on séparait selon les principes bibliques le lait et la viande, mais on aimait aussi les bons restaurants ».

 

Aucun interdit ne l’arrête

Sans en faire tout un plat. Qu‘est-ce qui a donc changé depuis cette époque ? A le lire, un certain délitement de la France, son abandon par la classe politique et la perspective d‘un changement de civilisation. Autant de peurs partagées par une part croissante de la communauté juive, notamment chez les seniors. Or, on le mesure bien aujourd’hui : Zemmour s‘attaque également aux Juifs. Et cela va loin. De fil en aiguille, il en est venu à réhabiliter le maréchal Pétain, qu‘il perçoit comme un bouclier plutôt que comme cette figure honnie par les juifs de France et l‘ensemble de la communauté nationale pour son rôle sombre durant la Collaboration. « Pourquoi faire revivre le débat Pétain-de Gaulle, tranché par l‘histoire ? », s‘interroge, dans une tribune publiée dans Le Monde, l‘ancien secrétaire général de la présidence de la République, Frédéric Salat-Baroux. « Parce que Vichy est le mur infranchissable entre la droite et l‘extrême droite. En ravivant la théorie, absolument fausse, du glaive et du bouclier, Eric Zemmour veut diminuer de Gaulle et l‘associer à Pétain, bref fonder historiquement le rapprochement des deux droites ». Salat-Baroux poursuit son implacable démonstration : « La singularité Zemmour est qu‘aucun interdit ne l‘arrête. Même ses supporteurs les plus enfiévrés se demandent ce qu‘il a été faire dans cette galère de l‘exaltation d‘un Pétain qui aurait sauvé des Juifs. En distinguant entre les juifs français et les Juifs étrangers, il cherche, d‘une manière extrême, à briser le tabou de la préférence nationale ». Et tant pis si, pour ce faire, il faut salir et trahir la mémoire de 24 000 juifs français déportés…

 

Quelque part entre Barrès et Maurras

Faut-il s’attaquer frontalement au problème ? « Chacun y pense. Mais personne ne semble décider à en parler. Zemmour est juif. Et, parmi les questions posées par sa candidature, il y a ce qu‘elle implique quant au destin de l‘être juif en France. La matière est délicate », écrit, avec justesse, le philosophe Bernard-Henri Lévy dans l‘hebdomadaire Le Point. À cette attaque, le principal intéressé s‘est empressé de répondre. Sa ligne : ne s‘agirait-il pas d’un réflexe raciste que de le cantonner à son origine ? De ne voir en lui qu‘un Juif ? Et d‘ailleurs, est-il d‘abord juif ou français ? Le retournement tient du sophisme. S‘il n‘a rien de nouveau, il est en revanche diablement efficace auprès de l‘opinion. Bernard-Henri Lévy, quant à lui, poursuit son analyse « J‘observe sa rage à embrasser la rhétorique barrésienne et maurrassienne la plus criminelle comme s‘il voulait arracher les yeux de la synagogue sur le fronton martyrisé de Notre-Dame. Je regarde sa façon de s‘engager dans la zone marécageuse, fangeuse, du fascisme français et, tantôt d‘y barboter comme un poisson dans l‘eau, tantôt d‘y caracoler comme un Bonaparte de carnaval au pont d‘Arcole. Je le vois piétiner tout ce qui, dans le legs juif à la France, relève de la morale, de la responsabilité pour autrui ou de cet ancien et beau geste qui dessina, jadis, la lumineuse figure de l‘étranger sur la terre et qui devrait nous inspirer dans notre hospitalité face aux migrants. Et il y a, dans cette transgression, quelque chose qui glace les sangs ». On ne saurait mieux dire. Mais tout cela n‘empêchera tout de même pas certains Juifs français ou Français juifs (comme on veut), de glisser un bulletin Zemmour dans l‘urne le 10 avril 2022. A moins que ce dernier renonce finalement à se présenter.

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