Regards croisés : Il est interdit d’être vieux

Nicolas Zomersztajn
Estimant que les jeunes possèdent la vitalité et la volonté d’agir qui manquent tant à nos dirigeants, l’essayiste français et député européen Raphaël Glucksmann s’adresse à eux dans sa Lettre à la génération qui va tout changer (Allary éditions). De passage au CCLJ, il s’est entretenu avec son président Benjamin Beeckmans. Au cours de cet échange, ces deux quadras soulignent la nécessité politique d’être en lien avec la jeunesse et de lui offrir des espaces pour porter ses rêves et ses combats.
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Pourquoi avez-vous décidé d’adresser votre dernier livre à la jeunesse alors que les problématiques évoqués concernent aussi les adultes ?

Raphaël Glucksmann : Il me semble que l’Europe est en train de bâtir des cités sans sentiment de jeunesse. Comme si nous avions acquis la certitude de l’irréversibilité de notre déclin. Je voulais surtout m’adresser à la part de jeunesse qui est en chacun de nous afin de combattre ce sentiment d’impuissance qui gagne l’Europe. Toutefois, je parle surtout aux jeunes de 18-30 ans car avec la pandémie de covid-19 et les mesures de confinement, ils ont payé un très lourd tribut. Et l’image individualiste, apathique de gamins les yeux rivés sur un écran qui a été véhiculé de cette génération est fausse. Cette image en dit plus sur ceux qui la véhiculent que sur les jeunes visés par ces stéréotypes. Il y a une énergie tragique vitale pour nos démocraties dans cette génération qui ouvre les yeux sur le monde avec la perspective de la catastrophe climatique, de l’affaissement démocratique et de la défaite de l’humanisme. Ce n’est qu’avec cette génération que nos démocraties européennes pourront retrouver leur vitalité, leur puissance et leur jeunesse.

La jeunesse est-elle aussi essentielle au CCLJ ?

Benjamin Beeckmans : Bien sûr. Comme nous nous efforçons de faire vivre et de transmettre l’héritage de la tradition juive, la jeunesse occupe aussi une place centrale au CCLJ. Au 18e siècle déjà, Rabbi Nahman de Bratslav a affirmé « il est interdit d’être vieux ». Ce qui signifie précisément que dans la tradition juive, on ne peut penser ni transmettre avec une mentalité de vieux. Il faut donc être en contact permanent avec la jeunesse pour lui offrir des perspectives d’avenir, des idéaux et des aspirations. Et surtout lui permettre de traduire ces idéaux et ces aspirations en actions concrètes. Pour ce faire, il faut s’adresser aux jeunes avec leurs codes et leurs outils. Si la société se coupe de la jeunesse en ne l’écoutant pas ou en la regardant avec mépris, elle risque de s’écrouler. Cela m’a donc rappelé l’aphorisme de Nahman de Bratslav sur l’interdiction d’être vieux.

R. Glucksmann : Cette interdiction d’être vieux est fondamentale car dans les cercles du pouvoir, une petite musique de l’impuissance et du déclin se fait constamment entendre. Elle renforce l’idée selon laquelle le politique ne peut plus rien et que l’Europe est condamnée à regarder passer les trains comme les vaches dans un pré. Nous en serions ainsi réduits à un rôle de consommateur de biens produits en Chine et nous ne pourrions plus jamais produire notre propre destin. Ce qui équivaudrait à un renoncement à la vie. Ce que je refuse. Mais comme je suis optimiste, je vois aussi que l’Europe possède une jeunesse extrêmement engagée sur les questions environnementales et sur celles des droits de l’homme. Ainsi, sans les jeunes, la campagne que nous avons menée pour sensibiliser l’opinion à la question des Ouïghours n’aurait pas été imposée au cœur du débat européen.

Que faut-il alors pour que les jeunes européens se mobilisent davantage ?

R. Glucksmann : Ce qui manque à cette jeunesse, ce ne sont pas des idéaux ou des valeurs humanistes mais des débouchés dans les incarnations politiques et des représentations dans le récit. Les valeurs humanistes ne sont pas morts mais ils ne sont plus formulés aujourd’hui de manière enthousiasmantes pour qu’ils soient mobilisables. Pour renverser cette tendance, nous devons proposer aux jeunes d’être acteurs des campagnes qu’ils mènent. Le succès ne dépend donc plus de la qualité du messager mais de l’investissement des jeunes. Quand nous avons fait céder Adidas ou H&M sur leurs chaines de production en Chine bénéficiant du travail forcé des Ouïghours, j’ai pu voir le sentiment de joie que procure aux jeunes leur implication dans cette cause. Face à l’immobilisme des responsables politiques qui leur disent sans cesse que cela ne vaut pas la peine d’agir ou que c’est trop complexe, ces jeunes découvrent qu’ils peuvent faire plier des multinationales en menant des campagnes sur les réseaux sociaux. Les multinationales de la mode et du sportswear dépendent de leurs achats et de leur adhésion à l’imaginaire qu’elles produisent. Lorsque ces jeunes les menacent de boycott et retirent leur adhésion, ces multinationales paniquent et cèdent.

Dans votre essai, vous soulignez l’importance de la contradiction et du désaccord. Est-ce une manière de rappeler l’importance du débat et de la discussion en démocratie ?

R. Glucksmann : Nous souffrons du manque de débat. C’est ce qui explique l’explosion de l’espace public en bulles cognitives. L’enjeu démocratique n’est pas l’unité mais la préservation du cadre du débat.  Dans Le Discours sur la première décade de Tite-Live ; Machiavel se demande pourquoi une petite cité comme Rome devient si puissante au point de conquérir le monde. Alors que les historiens traditionnels expliquent cette puissance par l’unité des Romains autour des principes de la République, Machiavel soutient le contraire : c’est précisément parce que Rome était divisée qu’elle avait intégré le débat comme fondement de sa puissance. A ses yeux, les tribuns de la plèbe symbolisent cette puissance car ils apportent constamment la contradiction du peuple à l’aristocratie sénatoriale. Pour que la contradiction ne meurt pas, il faut donc, comme à Rome, que les institutions offrent un débouché aux contradictions sociales. Il n’y a donc pas de société démocratique sans contradiction. Montesquieu disait que lorsqu’on entre dans une répu-blique où tout le monde est d’accord, ce n’est plus une république mais un cimetière. Et ce n’est pas la tradition juive qui contredira Montesquieu !

B. Beeckmans : Le débat est effectivement au cœur de notre tradition. Ce n’est pas un hasard si l’étude du Talmud se fait en binôme et donc dans un cadre de confrontation des idées. Cette confrontation permet aux étudiants d’accumuler des connaissances, d’apprendre à argumenter et de forger leur identité au contact de l’altérité. Raphaël Glucksmann théorise bien ce que nous essayons de mettre en œuvre au CCLJ notamment à travers les espaces de rencontre que nous mettons en place pour que les jeunes juifs puissent sortir de leur bulle cognitive pour aller à la rencontre de l’Autre. Nous leur apprenons tout d’abord qu’ils sont le produit d’identités multiples et qu’elles sont en constante évolution. Ensuite, nous leur montrons que c’est aussi au contact de l’Autre qu’ils vont construire leur identité. Avec des jeunes non-juifs, ils doivent parler de leurs différences mais aussi de ce qui les rassemble pour ne pas être assignés à une identité exclusive. Lors de ces rencontres, on s’aperçoit que de nombreux enfants évoluent dans des bulles imperméables. Et comme le service militaire a disparu il y a presque 30 ans, la possibilité de brasser des populations différentes ne présente quasiment pas.

R. Glucksmann : Je me suis toujours demandé comment on a pu croire qu’une cité démocratique et républicaine pouvait exister sans une institution où les individus d’une même génération se croisent. Il est navrant de constater que des jeunes des beaux quartiers parisiens, des banlieues de Seine-Saint-Denis et des villages de Picardie, vivant tous à une heure et demi les uns des autres ne se croisent jamais dans leur existence. C’est une folie car une société multiculturelle ne peut se tenir par elle-même. Le mélange implique des institutions où le brassage opère.

Ne faut-il pas non plus revaloriser l’action collective ?

R. Glucksmann : Bien-sûr. On ne se réalise soi-même que dans une action collective. Pour ce faire, il faut que l’Agora l’emporte sur le Mall. Je ne dis pas que le centre commercial doit disparaitre mais son esprit ne doit pas coloniser la place publique. Cet espace, qui a structuré la vie politique en Europe, a été voué à la disparition même si par moment il resurgit comme ce fut le cas à Maïdan en Ukraine, place Tarhir au Caire ou encore au parc Gezi d’Istanbul. Ce sont à chaque fois des moments où la place publique reprend ses droits. Dans ces trois exemples, la jeunesse a vu dans l’espace public la condition des possibilités de l’individu. Si le public n’est pas préservé, c’est le privé qui mourra avec lui. En Europe, à force d’intérioriser l’idée que nous n’avons plus d’ennemis ni de menaces, nous avons assisté au délitement progressif de l’espace et de l’action publics. Nous avons besoin d’un véritable sursaut pour mettre fin à ce cycle de délitement.

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