Une définition actualisée de l’antisémitisme

Nicolas Zomersztajn
Depuis 2016, différentes instances européennes et certains Etats ont adopté officiellement une définition de l’antisémitisme intégrant enfin l’antisionisme radical. Si cette définition est virulemment critiquée dans les milieux anti-israéliens, elle a le mérite de tenir compte des évolutions et des mutations contemporaines de l’antisémitisme.
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Le Conseil européen, l’institution de l’Union européenne qui réunit les chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres, a approuvé le 6 décembre 2018 une déclaration sur la lutte contre l’antisémitisme et la mise en place d’une approche commune en matière de sécurité afin de mieux protéger les communautés juives en Europe. Dans cette déclaration, le Conseil européen invite entre autres les Etats mem-bres de l’Union européenne « à approuver la définition opérationnelle juridiquement non contraignante de l’antisémitisme utilisée par l’Alliance internationale pour le souvenir de l’Holocauste (IHRA) ». Mais quelle est donc cette définition opérationnelle de l’antisémitisme dont parle le Conseil européen ?

L’Alliance internationale pour le souvenir de l’Holocauste (dont les initiales en anglais sont IHRA), une organisation internationale visant à promouvoir la mémoire de la Shoah, avait adopté le 26 mai 2016 une définition de travail de l’antisémitisme permettant de mieux cerner les formes contemporaines de ce phénomène ancien : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut être exprimée sous forme de haine envers les Juifs. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme s’adressent à des individus juifs ou non juifs et/ou à leurs biens, à des institutions communautaires juives et à des installations religieuses ». Jusqu’ici, cette définition ne présente rien de neuf. L’originalité du texte réside dans sa prise en considération de l’antisionisme radical : « Les manifestations pourraient inclure le ciblage de l’Etat d’Israël, conçu comme une collectivité juive. Cependant, des critiques d’Israël similaires à celles formulées à l’encontre de tout autre pays ne sauraient être considérées comme antisémites. L’antisémitisme accuse souvent les Juifs de conspirer pour nuire à l’humanité, et il est souvent utilisé pour blâmer les Juifs de “pourquoi les choses tournent mal” ». Pour illustrer son propos, l’IHRA donne une série d’exemples contemporains d’antisémitisme en précisant bien qu’elle n’est pas exhaustive [voir encadré].

Crever l’abcès du nouvel antisémitisme

L’intérêt de ce texte ne réside pas dans la définition de l’antisémitisme qu’il donne, mais dans les exemples qu’il énonce. « Il s’agit de caractériser le plus finement possible les différentes formes d’antisémitisme, et surtout, de crever l’abcès de ce qu’on appelle encore aujourd’hui le “nouvel antisémitisme” qui a pour toile de fond l’antisionisme », précise Gilles Clavreul, 
délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT en France de 2014 à 2017. « A travers des exemples très clairs et très parlants, on peut voir que la critique disproportionnée et exagérée d’Israël, sa nazification et sa remise en cause en tant qu’Etat, et non pas celle de la politique menée par un de ses gouvernements, peut créer des phénomènes d’essentialisation des Juifs qui alimentent des formes nouvelles d’antisémitisme particulièrement violentes qu’il faut prendre en compte ».

Une deuxième étape a été franchie en juin 2017, lorsque le Parlement européen a adopté une résolution invitant les Etats membres, les institutions et les agences de l’Union européenne à adopter et à appliquer la définition de l’antisémitisme proposée par l’IHRA. Ce document a failli être adoptée fin 2016 à l’unanimité par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Cette instance comprend aussi des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale et du Caucase, dont certains Etats musulmans. Sur les 57 membres de l’OSCE, 56 Etats ont voté pour cette définition. Le seul Etat membre ayant refusé de signer n’est pas la Turquie d’Erdogan ni un autre Etat musulman, mais la Russie ! « Tous les pays musulmans ont accepté les termes de ce texte », explique Gilles Clavreul ayant participé aux négociations « L’attitude russe relève sans doute d’un jeu de billard à plusieurs bandes. La Russie s’est empressée de déclarer qu’elle est d’accord sur le principe de cette définition de l’antisémitisme, mais qu’elle attend d’abord un texte sur la dénonciation de la christianophobie ! Cela fait partie des armes utilisées par l’alliance des pays illibéraux (Russie, Turquie, Hongrie, etc.) pour faire front commun contre les démocraties occidentales. Les uns avançant la christianophobie et les autres l’islamophobie ».

Au-delà de ces manœuvres, la définition de l’antisémitisme de l’IHRA a ses détracteurs, que l’on retrouve au sein de la gauche radicale et des milieux anti-israéliens. Ils considèrent que cette définition fait l’amalgame entre la critique d’Israël et l’antisémitisme et qu’elle criminalise la critique radicale d’Israël. C’est ce que rappelait précisément François Dubuisson, professeur de droit international à l’ULB, lors d’un colloque sur les résurgences de l’antisémitisme organisé par l’Institut Marcel Liebman le 13 décembre 2018. « Cette définition a pour effet de rendre a priori suspect d’antisémitisme tout groupe ou association militant pour la défense des droits des Palestiniens et tout propos critiquant la politique de l’Etat d’Israël, et ce d’autant plus que les critères proposés s’avèrent pour la plupart des plus flous et des plus discutables, si l’on excepte le recours aux symboles et images associés à l’antisémitisme classique ».

Cibler Israël, viser les Juifs

A tous ceux qui voient à tort dans la définition de l’IHRA une criminalisation de la critique d’Israël, un collectif d’intellectuels (dont Dominique Schnapper, Marceline Loridan-Ivens, Pascal Bruckner, Joël Kotek) ont répondu en juillet 2017 dans l’hebdomadaire Marianne que « la lutte contre l’antisémitisme n’empêche pas de critiquer librement la politique du gouvernement israélien. (…) En réalité, ce n’est pas l’antisémitisme qui est instrumentalisé, mais bien la cause de la défense du droit des Palestiniens à un Etat démocratique, celle de la lutte contre l’occupation, qui est trop souvent l’instrument d’un racisme antijuif. La résolution se borne à citer parmi les formes d’antisémitisme la diabolisation d’Israël, le fait de présenter cet Etat comme une “entreprise raciste”, de l’accuser d’inventer ou d’exagérer la Shoah, ou encore de remettre en cause son existence comme “collectivité juive”. Or qui peut sérieusement contester que l’antisémitisme aujourd’hui emprunte de tels chemins rhétoriques, et cible Israël pour mieux viser le Juif ? C’est cette réalité, objet d’un trop long déni, que la définition de l’IHRA a le mérite de souligner avec esprit de mesure ».

Même si cette définition de l’antisémitisme manque de style pour en faire une belle charte, ce texte est important, car il intègre enfin des demandes légitimes formulées depuis de nombreuses années par les organisations juives. L’antisionisme a permis pendant trop longtemps de contourner l’interdit sur l’antisémitisme et de se déchainer librement sur les Juifs. Avec ce texte qui énonce de bons exemples, l’antisionisme est enfin pris en considération. Il existe désormais une véritable assise internationale pour mener cette lutte contre l’antisémitisme. Il ne reste plus qu’aux acteurs associatifs de l’antiracisme à s’en emparer. Une étape difficilement franchissable aujourd’hui.

Les exemples contemporains d'antisémitisme que donne l’IHRA sans toutefois s'y limiter :

-Inciter, aider ou justifier le meurtre ou le préjudice infligé à des Juifs au nom d’une idéologie radicale ou d’une vision extrémiste de la religion.
-Faire des allégations mensongères, déshumanisantes, diabolisantes ou stéréotypées sur les Juifs en tant que tels ou sur le pouvoir collectif des Juifs – tels que, en particulier, mais non exclusivement, le mythe d’une conspiration mondiale des Juifs ou du contrôle des médias par les médias, l’économie, le gouvernement, etc. institutions sociétales.
-Accuser les Juifs en tant que peuple d’être responsables d’actes illicites réels ou imaginaires commis par un seul peuple ou groupe juif, ou même d’actes commis par des non-Juifs.
-Nier le fait, le champ d’application, les mécanismes (par exemple les chambres à gaz) ou l’intentionnalité du génocide du peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale.
-Accuser les Juifs en tant que peuple ou Israël en tant qu’Etat d’inventer ou d’exagérer la Shoah.
-Accuser les citoyens juifs d’être plus fidèles à Israël, ou aux prétendues priorités des Juifs du monde entier, qu’aux intérêts de leurs propres nations.
-Refuser au peuple juif son droit à l’autodétermination, par exemple en affirmant que l’existence de l’Etat d’Israël est une entreprise raciste.
-Appliquer deux poids, deux mesures en imposant à celui-ci un comportement non attendu ni exigé de la part d’un autre pays démocratique.
-Utiliser les symboles et les images associés à l’antisémitisme classique (par exemple, des allégations de Juifs tuant Jésus ou de diffamation pour meurtre) pour caractériser Israël ou les Israéliens.
-Etablir des comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des nazis.
-Tenir collectivement les Juifs pour responsables des actes de l’Etat d’Israël.

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