Yad Vashem, cible de l’extrême-droite israélienne

Frédérique Schillo
Pris en otage par l’extrême droite israélienne qui aimerait bien les faire taire, l’honorable institution de Yad Vashem et son directeur, Dani Dayan, se retrouvent au cœur de luttes d’influence internationales.
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Laissez vivre Yad Vashem ! C’est le sens de la lettre ouverte adressée à Benjamin Netanyahou mi-septembre par plus de 120 enseignants et chercheurs en études sur la Shoah, parmi les plus réputés en Israël et dans le monde, pour protester contre la décision de son gouvernement de destituer Dani Dayan, directeur de l’institution depuis 2021. Cette levée de boucliers fait suite à un courrier adressé à Dayan par le ministre de l’Éducation, Yoav Kisch, son ministre de tutelle, qui a fuité dans la presse. Yoav Kisch s’y montre très critique envers Dayan, l’accusant de « manquements graves » dans le processus de décision.

Que reproche-t-on à Dayan ? Officiellement, le différend vient de la présence de trois membres du Conseil d’administration de Yad Vashem, dont la nomination par le gouvernement précédent n’aurait pas été examinée par le comité de sélection : les anciennes députées Colette Avital (travailliste) et Shuli Moalem (Nouvelle Droite) et le rabbin Shaï Piron, ancien député et ministre de l’Éducation (Yesh Atid). Leur participation aux réunions du Conseil d’administration « est une faute grave », insiste Yoav Kisch dans sa lettre à Dayan, « qui remet en cause la légalité de l’ensemble des décisions prises lors des réunions de direction depuis votre nomination ».

Cependant, les médias israéliens rapportent d’autres éléments qui donnent à l’affaire un ton politique. Netanyahou n’aurait jamais accepté l’arrivée de Dayan, auquel il préférait Effi Eitam, un dirigeant nationaliste religieux. Quant à son épouse, elle aurait peu goûté la prestation de la chanteuse Keren Peles à la dernière cérémonie de Yom HaShoah, l’artiste ayant manifesté contre la refonte judiciaire. Yoav Kisch s’est aussi activé pour faire entrer la députée Likoud Keren Barak au Conseil d’administration de Yad Vashem afin qu’elle remplace un autre membre du Likoud. La commission chargée d’examiner les recrutements publics a retoqué ce choix, jugeant qu’il y avait un conflit d’intérêt entre les deux membres du Likoud.

Avec de telles cibles dans le dos, Dayan pourrait passer pour un trublion de gauche. Or il n’en est rien. L’homme a même longtemps eu les faveurs de Netanyahou. Ce natif de Buenos-Aires, émigré en Israël à l’âge de 15 ans en 1971, s’est fait connaître comme président du conseil de Yesha (représentant les colons de Cisjordanie) qu’il a transformé en véritable lobby durant les six années passées à sa tête, avant d’entrer en politique en 2013 pour soutenir Netanyahou. Il en a été récompensé par un poste d’ambassadeur au Brésil – qu’il n’occupera pas – puis de consul général à New York. À chaque fois, son nom a soulevé un tollé, les autorités locales comme les communautés juives répugnant à accueillir un colon farouchement opposé à la solution à deux États. Il a finalement quitté New York sous les bravos. C’est dire que l’homme, en plus de ses qualités professionnelles, sait s’attirer les sympathies par son tempérament chaleureux.

Indépendance du musée attaquée

D’ailleurs, Dayan ne se connaissait sans doute pas autant d’amis. La crise avec Yoav Kisch lui permet de compter sur des soutiens de poids comme les envoyées spéciales de Joe Biden pour la lutte contre l’antisémitisme et les questions de la Shoah, Deborah Lipstadt et Ellen Germain, ainsi que le musée de l’Holocauste à Washington, lequel a loué son « leadership vital ». Pour tous, il est clair qu’à travers la personne de Dayan, c’est l’indépendance du musée qui est attaquée. Or Yad Vashem n’est pas un musée comme les autres. Fondé en 1953 par une loi pour commémorer le souvenir des six millions de Juifs assassinés par les nazis, il rend aussi hommage aux résistants juifs et honore les Justes parmi les nations. Depuis l’inauguration, en 2005, du nouveau bâtiment conçu par l’architecte israélien Moshe Safdie, il renvoie à une expérience sensible : le visiteur descend le long d’une rampe vers une sorte de pyramide en partie souterraine dont les couloirs rétrécissent à mesure qu’on plonge dans les tréfonds de la barbarie nazie, puis remonte à la fin du parcours jusqu’à une terrasse baignée de lumière donnant sur les forêts de Jérusalem. Quiconque fait cette visite ne peut qu’en sortir bouleversé. Et de fait, Yad Vashem accueille le nombre impressionnant d’un million de visiteurs par an. La crypte du Souvenir où brûle une flamme éternelle est le passage obligé de toute visite diplomatique.

En plus de ce bâtiment mémoriel, Yad Vashem est doté d’une école internationale pour l’enseignement de la Shoah, de la plus vaste bibliothèque dédiée à ce sujet et d’un institut de recherches. Alors que disparaissent les derniers survivants, il collecte des témoignages, archives audiovisuelles, objets personnels et autres documents qui sont patiemment numérisés et conservés pour étude. Son programme de recherche des noms des victimes originaires des territoires de « Grande Hongrie » a permis en dix ans d’identifier plus de 200.000 victimes. Il se poursuit sur la Pologne.

Au moment où Mahmoud Abbas déclare que les Juifs n’ont pas été exterminés parce que Juifs mais pour leur lien à l’argent, où le président tunisien Kaïs Saïed attribue l’origine de la tempête Daniel au « mouvement sioniste mondial » et où Dieudonné se rend à Auschwitz revêtu de la casquette du négationniste Robert Faurisson, Yad Vashem fait figure d’indispensable boussole avec d’autres institutions comme le centre Simon Wiesenthal ou la Fondation USC Shoah de Steven Spielberg. Avec cette différence majeure qu’elle est une institution étatique, plus exposée aux influences politiques.

Batailles mémorielles

Le musée participe lui-même à des coups politiques lorsqu’il reçoit par exemple en avril dernier Reza Pahlavi, héritier du Shah exilé aux États-Unis, dont le nom fait débat parmi les opposants au régime des mollahs. Néanmoins, face à Téhéran qui érige le négationnisme en doctrine officielle avec un « concours de caricatures sur l’Holocauste », la présence de Pahlavi, venu directement de l’aéroport Ben Gourion au musée, marque les esprits. D’autres batailles féroces se jouent autour de la Shoah, qui compliquent la position de l’institution. Lors de la commémoration des 75 ans de la libération d’Auschwitz, en présence d’une cinquantaine de chefs d’État et de gouvernement, « un certain nombre d’inexactitudes ont entraîné une présentation partielle et déséquilibrée des faits historiques », reconnaît Dan Michman, le directeur du centre de recherches de Yad Vashem. Et de rappeler que la cérémonie était orchestrée par Moshe Kantor, un proche de Poutine. Ce dernier parle de « dénazification » pour justifier son invasion de l’Ukraine où, il est vrai, est réhabilitée la figure de Stepan Bandera, chef des nationalistes mais aussi collaborateur nazi impliqué dans des massacres de milliers de Juifs. « Dans tous les pays post-communistes, le besoin de construire un récit national se fait sur des mythes rassembleurs, en modifiant leur passé et en atténuant l’histoire de la Collaboration », nous explique l’historienne Stéphanie Share, auteure de Le négationnisme. Histoire, concepts et enjeux internationaux (Éditions Eyrolles). « On érige aussi des statues pour des héros qui n’en sont pas », ajoute-t-elle. Ainsi, à Vilnius, où la majorité des 55.000 Juifs fut exterminée, on dénombre près de 50 monuments en souvenir de la Shoah mais aussi certains à la gloire de Vanagas (Adolfas Ramanauskas), commandant de la résistance lituanienne à l’occupation soviétique et leader d’un groupe qui persécuta les Juifs. Voici typiquement un récit post-soviétique construit sur « un double holocauste : le génocide hitlérien et le génocide stalinien », analyse Stéphanie Share, qui intervient régulièrement à l’École internationale de Yad Vashem. « Or, en comparant ces deux génocides et en enlevant la spécificité de l’extermination du peuple juif, on en vient à banaliser l’antisémitisme et la Shoah. »

Distorsions de l’Histoire

En vigie du négationnisme, Yad Vashem alerte sur ces distorsions de l’Histoire. Dayan avoue avoir eu deux altercations avec les Russes après des déclarations du chef de la diplomatie, Sergei Lavrov, sur les soi-disant racines juives de Hitler et la « Solution finale » que l’Occident voudrait mener contre la Russie. « En Biélorussie on parle même du génocide du peuple biélorusse au lieu du génocide des Juifs », déplorait-il début 2023 dans Times of Israël, « c’est du négationnisme pur et simple ». Et que dire de la Hongrie qui mène une campagne antisémite contre George Soros et réhabilite Miklos Horthy, régent du royaume de 1920 à 1944, qui fit entrer son pays en guerre aux côtés d’Hitler ? Précisément, Netanyahou n’en dit rien. Trop heureux de trouver en Viktor Orban un allié susceptible de diviser l’Europe et d’empêcher qu’elle ne condamne Israël, il est prêt à tout. Même à le féliciter d’avoir « préservé la mémoire du passé ». Idem avec d’autres démocraties illibérales avec lesquelles il opère un rapprochement stratégique, quitte à sacrifier l’Histoire de la Shoah sur l’autel de la Realpolitik.

Le cas polonais est sans doute le pire, car ses lois mémorielles tendent à criminaliser l’étude de l’Histoire. Depuis cinq ans, il y est interdit de blâmer la nation polonaise pour les crimes nazis. Malgré cela, le gouvernement Netanyahou a accepté en avril une demande de la Pologne de conditionner le retour des visites de jeunes Israéliens à Auschwitz à des visites de sites historiques polonais, certains commémorant des criminels de guerre impliqués dans l’extermination des Juifs. L’opposition a crié au scandale, ainsi que Yad Vashem, par la voix de Dani Dayan. Voilà pourquoi il dérange. Et pourquoi il faut empêcher ceux qui veulent le faire taire. 

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Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris