Commissaire de cette exposition, Sibylle Blumenfeld vient de publier la correspondance d’Anna Waisman avec André Neher (1914-1988), grand protagoniste du renouveau du judaïsme en France après la Shoah. Belle-fille de l’artiste disparue, Sibylle est aussi la coréalisatrice d’un émouvant court-métrage documentaire sur Anna Weisman. « J’ai 25 ans quand je la rencontre. Je l’ai connue très peu de temps, six mois, mais ces rencontres ont été très intenses. Elle m’a fait visiter son atelier et quand j’ai vu son univers avec des sculptures de lettres hébraïques, des déchirures de papier, des collages de microprocesseurs, j’ai eu un coup de foudre artistique », se souvient Sybille Blumenfeld. « Anna était une enfant de la guerre. Cachée avec sa famille à Périgueux sous l’Occupation, elle est totalement autodidacte et n’a pas seize ans quand elle commence à danser sur scène à la Libération. Danseuse étoile à l’Opéra de Strasbourg, elle se tourne en 1958 vers la création plastique, transpose sa maîtrise du mouvement et de l’espace dans la sculpture et la peinture. Ses sculptures de lettres hébraïques « biomorphiques » sont uniques : à la fois abstraites et organiques, saisissantes et sensuelles, elles semblent animées, prêtes à danser. »
À la vue de la première sculpture d’Anna Waisman, Le prophète, Ossip Zadkine incite la jeune artiste désargentée à installer son atelier « en plein air » au bord de la Seine, sur le grand chantier du monumental viaduc d’Auteuil, endommagé par les bombardements de l’aviation alliée et qu’on est en train de détruire. Travaillant la pierre en taille directe, sur le tas, avec des marteaux et des burins que lui offrent des ouvriers du chantier, Anna devient vite la mascotte de ces démolisseurs auxquels elle dédie une sculpture taillée dans une pierre d’une tonne, acquise par la Commune Libre de Montmartre en 1960 et toujours visible aujourd’hui. Ce monument « à la gloire des démolisseurs » tient du canular et attire les curieux, faisant la une de journaux comme le Figaro. Ses sculptures, réalisées par tous les temps, en plein chantier, adoptent une esthétique néo-figurative, évoquant des figures de la Bible, de la littérature, et inspirées de son vécu de danseuse.
Thématique du point et du trait
La naissance de son fils, Samuel, en 1963, force Anna à délaisser la sculpture pour le dessin et la peinture. Les caractères de l’écriture hébraïque, qu’elle ne sait pas lire et dont elle ignore toute la symbolique, la fascinent. Elle réalise des centaines d’œuvres autour d’une thématique commune du point et du trait, qui s’imposent respectivement comme le Youd et le Vav, fondements de l’alphabet hébreux. Elle rencontre André Neher et son épouse, Renée Neher-Bernheim, Le grand penseur l’initie à la symbolique des lettres sacrées, qui occupent dès lors la place centrale de son œuvre. En 1972, Anna reprend son travail de taille directe, sculptant en trois dimensions s’acharne à explorer l’âme et la forme des caractères d’écriture. En 1981, elle réalise le Mémorial des martyrs juifs de la barbarie nazie à Sarcelles. À partir de 1983, Anna crée des collages à l’aide de composants électroniques, puces et fils électriques qu’elle décortique, jouant sur la symbolique de la mémoire, de la communication contemporaines… La mort vient interrompre cette phase très créative de son travail. La correspondance d’Anna Waisman avec les Neher documente la longue amitié entre l’artiste et l’homme de pensée et leur dialogue d’une extraordinaire liberté. Anna y exprime aussi sa solitude de femme artiste, incomprise de ses contemporains et en avance sur son temps. Artiste étoile et dont l’œuvre est très actuelle, elle ne s’inscrivait pas pour autant dans cette quête de célébrité à tout prix qui caractérise aujourd’hui tant d’artistes.
Anna Waisman – André Neher, Cette chose indispensable qui reste invisible et que je sais voir et entendre. Correspondance 1962-1988 (Éditions de l’éclat & la Fondation André et Renée Neher).