Interpellé par la passivité des autorités belges en ce domaine, Geert Sels, rédacteur culturel au Standaard, a mené un long travail d’enquête, publié début 2023 aux Éditions Lannoo. Dans un article récent (« 75 jaar bedenktijd en dan nog in snelheid gepakt », De Standaard, 16 & 17 déc. 2023, p. 16-17.), il fait un premier bilan de l’impact de ce livre, paru en traduction française chez Racine. Le trésor de guerre des nazis décrit les mécanismes du pillage d’art et le marché de l’art en Belgique occupée, ainsi que la récupération des œuvres spoliées après 1945. Il définit le rôle des diverses institutions responsables des spoliations, identifie les marchands et intermédiaires associés au trafic des œuvres pillées, et pointe du doigt les « dons » et ventes forcées de biens artistiques de propriétaires juifs, faits au profit de musées belges… Geert Sels me reçoit à la rédaction de son journal, au Shell Building où opérait la Brüsseler Treuhandgesellschaft (BTG), chargée de la gestion des biens juifs sous l’Occupation. Il rappelle les spécificités de la situation belge en soulignant que : « La récupération des œuvres spoliées en Belgique est très faible dans l’immédiat après-guerre. Nombre de tableaux ont transité par Paris ou par les Pays-Bas avant d’être envoyés en Allemagne. Or, les œuvres récupérées par les Alliés sont renvoyées vers les pays à partir desquels elles ont été envoyées vers l’Allemagne, avec pour conséquence qu’on trouve, encore aujourd’hui, des tableaux spoliés en Belgique dans les collections de musées aux Pays-Bas et en France. Les Washington Principles on Nazi-Confiscated Art, applicables à la restitution d’œuvres d’art confisquées par les nazis, ont été adoptés en 1998 par 44 pays, dont la Belgique, s’engageant à rechercher les œuvres spoliées non restituées et à les publier. » La Commission Buysse (la Commission pour le dédommagement des membres de la communauté juive de Belgique) ne comptait qu’une petite section d’art dont le rapport non finalisé n’a montré que la pointe de l’iceberg. « La Belgique a toujours prétendu qu’il n’y avait pas de tableaux de provenance problématique dans nos musées, ce qui est faux, comme le montre mon livre », fait remarquer Geert Sels. « Depuis sa parution, des hommes politiques ont annoncé des initiatives ou fait des promesses en réponse à des questions parlementaires, mais des actions concrètes se font toujours attendre ! Le scandale suivant la découverte à Munich, en 2012, de la Collection Gurlitt d’art spoliée a incité l’Allemagne, la France et les Pays-Bas à intensifier les recherches sur la provenance de toutes les œuvres acquises par les musées entre 1933 et 1945. Rien n’a été fait en Belgique, censée mettre en place une commission de restitution, étudier les provenances souvent incomplètes pour cette période et publier ces recherches dans des bases de données accessibles au public ! »
Geert Sels dénonce aussi la lourdeur du processus administratif de restitution des œuvres spoliées : « Si on retrouve dans les collections d’un musée belge les traces d’un tableau volé par les nazis, il faut adresser ses revendications au musée et aussi à son autorité de tutelle, habilitée à prendre une décision, à savoir le secrétaire d’État à la politique scientifique pour le Musée des Beaux-arts de Bruxelles [MRBAB], le ministre de la culture de la communauté flamande pour celui d’Anvers [KMSKA], ou l’échevin de la culture pour celui de Gand [MSK Gent].La Belgique a besoin d’une approche globale, permettant aux ayants droit, quel que soit leur lieu de résidence, de s’adresser à un point de contact unique. En 2023, huit demandes de restitution d’œuvres conservées dans des musées belges ont été introduites par les ayants droits de leurs propriétaires juifs spoliés. » Les études de provenance sont donc plus que jamais à l’ordre du jour en Belgique en 2024 !
Belgique terre d’accueil...
Parmi les nombreux cas évoqués par Geert Sels dans son livre d’enquête, certains sont à la fois très actuels et emblématiques du rôle du marché de l’art et de musées belges dans la spoliation de biens artistiques à leurs propriétaires juifs, le plus souvent des exilés, allemands ou autrichiens. En 1940, le marchand d’art Samuel Hartveld s’exile d’Anvers aux États-Unis. René Van de Broek, anversois et restaurateur de tableaux, rachète à très bas prix sa galerie d’art et son stock de tableaux et devient un galeriste renommé sur le marché de l’art.
Après la Libération, brièvement inquiété par la justice belge pour collaboration, il remet à l’auditorat militaire une lettre de remerciements que lui aurait envoyé Hartveld en juillet 1945. Sels soumet cette lettre à l’expertise graphologique, laquelle conclut avec forte probabilité qu’il s’agit d’un faux. Le Portrait de l’évêque Antonius Triest par Gaspard de Crayer, vendu en 1948 par Van de Broek au Bijlokemuseum de Gand et conservé au Musée des Beaux-Arts de la ville (MSK Gent), fait à présent l’objet d’une demande de restitution.
Le marchand d’art Paul Rosenthal a fui Berlin en 1934. Après Zurich et Amsterdam, il se réfugie en Belgique. Pour survivre, il vend des tableaux, dont Orphée charmant les animaux de Roelandt Savery, acquis par le Musée des Beaux-Arts d’Anvers pour 75.000 francs au lieu des 110.000 demandés initialement par Rosenthal. Début 1941, le restaurateur d’art viennois Moritz Lindemann fait don au musée des Beaux-Arts de Bruxelles d’un Portrait de femme par Govert Flinck, puis vend à celui d’Anvers (KMSKA) un tableau de Cornelis Cornelisz van Haarlem « à des conditions favorables » selon un courrier d’époque du conservateur du musée. Interné à la caserne Dossin en juin 1943, il est libéré grâce à l’intervention de la reine Élisabeth. En 1944, lorsque la BTG confisque ses tableaux, Lindemann se rend au Shell Building pour se livrer lui-même aux nazis et disparaît sans laisser de traces.
Comme le rappelle Sels dans son analyse du marché de l’art sous l’Occupation, la déclaration de Londres faite par les Alliés en 1943 invalide toute transaction d’œuvre d’art réalisée avec l’occupant. Pourtant, les vacations du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, principale salle des ventes d’œuvres d’art à l’époque, génèrent des profits croissants de 1940 à 1943 ! Les ventes privées ou de gré à gré enregistrent aussi des résultats spectaculaires. Des connaisseurs d’art allemands viennent acheter des œuvres en Belgique et servent d’intermédiaires pour des acquisitions destinées aux collections de Göring et au futur musée d’art de Hitler à Linz. En octobre 1940, Göring achète neuf tableaux lors d’une exposition-vente d’œuvres fournies par des marchands belges à l’Hôtel Métropole de Bruxelles… Bref, une enquête passionnante et incontournable sur les spoliations et le marché de l’art en Belgique au temps du nazisme.