Israël fait face à sept fronts. Sept ! Nous nous mesurons au Sud au Hamas, au Nord au Hezbollah, à l’Est, en Cisjordanie, à une Intifada qui ne dit pas encore son nom, en Syrie et en Irak à une myriade de groupes terroristes, plus loin aux Houthis du Yémen, et à l’Iran, patron de tous les autres et cette fois engagé lui-même, directement. Il fallait du génie stratégique pour se trouver empêtré dans une telle toile d’araignée.
Ce dernier front mérite une mention spéciale. Pour la première fois, en effet, l’Iran ne s’est pas contenté de faire la guerre à Israël par milices interposées mais, réagissant à l’élimination du général des Gardiens de la révolution en charge de la Syrie et du Liban, il a lancé un assaut depuis son propre territoire. L’échec de l’attaque et la riposte très mesurée de Tsahal ne doivent pas masquer la signification de cette affaire : c’est un changement d’échelle, gros de dangers. Les belligérants ont beau vouloir éviter la guerre, les escalades militaires ont leur propre logique. Qui voulait la guerre en août 1914 ?
Tous ces fronts trouvent leur origine immédiate et leur éventuelle solution à Gaza. Le Hezbollah a fait savoir qu’il déposera les armes dès l’obtention d’un cessez-le-feu là-bas, ce qui devrait ouvrir la voie à un règlement du contentieux frontalier avec le Liban et à la mise en œuvre de la résolution 1701 du Conseil de sécurité adoptée dans la foulée de la deuxième guerre libanaise de 2006. Le prétexte des Houthis pour harceler la navigation en mer Rouge est aussi la guerre de Gaza, de même que celui des milices terroristes de Syrie et d’Irak. Et, outre calmer instantanément tous ces foyers, la fin de la plus longue guerre de l’histoire d’Israël donnerait aussi un coup d’arrêt à l’érosion de ses positions internationales.
Or, plus de six mois après le carnage du 7 octobre et le début des bombardements israéliens, la fin n’est toujours pas en vue. Une armée qui a toujours défait en une poignée de jours des coalitions puissantes, est incapable de venir à bout d’une milice terroriste. Le constat est brutal : Israël est en train de perdre cette guerre. Il suffit pour s’en convaincre de mesurer les résultats à l’aune des objectifs. Il s’agissait de détruire le Hamas, de récupérer les otages et de permettre aux dizaines de milliers d’évacués des localités martyrisées de l’« enveloppe de Gaza » de rentrer chez eux. Aucun de ces objectifs n’a été atteint. On a déjà dit dans ces colonnes pourquoi le premier d’entre eux, lequel était censé conditionner les deux autres, était illusoire. Détruire le Hamas n’est possible que si l’on met en place une solution de remplacement réaliste, qui ne saurait être que l’Autorité palestinienne soutenue par une coalition arabe avec le soutien américain et, accessoirement, européen. Or, c’est précisément ce dont Benjamin Netanyahou et sa coalition de jusqu’au-boutistes messianiques ne veulent entendre parler.
Est-ce à dire que, si Israël a perdu la guerre, le Hamas est en train de la gagner ? Rappelons cette loi d’airain des conflits asymétriques : il suffit au fort de ne pas avoir annihilé l’adversaire pour perdre, au faible de ne pas disparaître pour gagner. En vertu de cette règle, oui, le Hamas est en train de gagner la guerre. Dans le nord et le centre du territoire, là où Tsahal est censé l’avoir éliminé, des escouades terroristes émergent toujours des tunnels pour harceler nos forces, les sirènes retentissent encore dans les localités israéliennes frontalières, il maintient un semblant de gouvernance partout où l’armée s’est retirée, et, dans la poche de Rafah, en attendant une hypothétique incursion de Tsahal, ses quatre bataillons sont intacts. Israël a célébré Pessah, la Fête de la liberté, alors que cent-trente-trois otages, dont la plupart sont peut-être morts, croupissent dans les tunnels du Hamas. Netanyahou, qui sait que les concessions nécessaires pour les faire libérer risquent de lui être fatales, n’a aucune envie de faire ce qu’il faut, cependant que Yahia Sinwar, le chef psychopathe de l’organisation terroriste, a perdu tout sentiment d’urgence. Pourquoi, en effet, gaspiller sa meilleure carte alors que la fin des opérations militaires d’envergure et l’afflux de l’aide humanitaire sous la pression américaine jouent en sa faveur ?
Cette course folle à l’abîme a sa logique. La composante messianique de la coalition au pouvoir veut la guerre à outrance. Elle est la seule à savoir ce qu’elle veut, et le fait savoir : à Gaza, réoccuper la bande et y renouveler la colonisation. Voilà pourquoi elle ne veut pas d’un accord sur les otages, lequel mettrait fin aux opérations militaires et sonnerait le glas à ses ambitions. En Cisjordanie, elle multiplie les violences contre les Palestiniens afin de les pousser hors de leurs terres et provoquer à terme une troisième et dernière Intifada dont l’écrasement viderait le territoire de leur présence et en permettrait enfin l’annexion. Ce ne sont pas là des hypothèses d’observateurs mal disposés à son égard ; c’est un programme politique ouvertement affiché. À cet effet, un vaste plan en trois points est en train de se matérialiser sous nos yeux sous la férule de Bezalel Smotrich, ministre en charge de la Cisjordanie : légalisation des colonies sauvages ; requalification de vastes morceaux de territoire en « terres domaniales » sujettes à colonisation ; construction accélérée d’implantations nouvelles, souvent, mais pas toujours, masquées en quartiers neufs de colonies existantes.
Netanyahou, qui dépend de ces partis pour sa survie politique, laisse faire. Les Américains s’énervent, mais pour l’heure ils ne vont pas au-delà d’admonestations et de gestes symboliques, pour l’essentiel des sanctions imposées aux colons coupables de violences particulièrement graves à l’encontre de la population palestinienne. Il en faudrait évidemment bien davantage pour faire pencher la balance de la peur en leur faveur. Tant que Netanyahou estimera qu’il a plus à perdre en confrontant le parti des colons que l’administration Biden, il continuera de naviguer à vue en gardant le cap de sa coalition. Le sort des otages ? La vie des soldats sacrifiés pour des buts de guerre opaques et inatteignables ? L’état de l’économie, que les agences de notation évaluent à la baisse ? L’image d’Israël dégradée aux yeux des nations ? Simples victimes collatérales d’une stratégie de survie. « Après moi le déluge », aurait dit Louis XV après une défaite. Plus vulgaire, Sarah Netanyahou, l’épouse dérangée de notre Premier ministre, a dit à peu près la même chose en 2002 : « Bibi est trop grand pour ce pays… si on ne veut pas de lui comme leader, nous irons à l’étranger et que ce pays brûle ! »
La rue fera-t-elle la différence ? Les grandes manifestations ont repris. Avant le 7 octobre, on s’époumonait à crier « Dé-mo-kra-tiya ». On crie désormais : « Bekhirot akhshav », élections maintenant.
Une nouvelle est passée à peu près inaperçue. C’est dommage, car elle est de taille : Israël n’est plus considéré comme une démocratie libérale. Selon le rapport pour 2024 de l’Institut V-Dem, publié en mars, « Israël a perdu son statut de démocratie libérale en 2023. Il est désormais classé comme ‘‘démocratie électorale’’ – pour la première fois depuis plus de 50 ans. Cela est principalement dû à une baisse substantielle des indicateurs mesurant la transparence et la prévisibilité de la loi, et aux attaques du gouvernement contre le système judiciaire. Entre autres choses, la Knesset israélienne a adopté un projet de loi en 2023 privant la Cour suprême du pouvoir d’invalider les lois, sapant ainsi les contrôles sur le pouvoir exécutif. Les indicateurs en déclin substantiel incluent également l’absence de torture. »
Qu’est-ce qu’une « démocratie électorale », à laquelle nous sommes désormais rangés ? Un régime où le droit de vote est préservé, mais pas l’engagement en faveur de l’égalité, des droits des minorités, de la liberté d’expression et de l’État de droit.