Un matin pluvieux de mai, dans le très chic 16e arrondissement de la capitale. Juste avant midi, Francis Szpiner nous ouvre la porte de son vaste bureau de maire. Y trône, en belle place, un meuble illustre aux dorures mythiques : le bureau de Jacques Chirac à la mairie de Paris, qu’il a récemment fait sien. On y voit une pile de dossiers qui s’amoncèlent depuis que le cador des prétoires a succédé à Claude Goasguen dans ce fief de la droite parisienne. Un lieu de pouvoir, un de plus pour maître Spziner. Une heure durant, ce dernier nous parlera de son adolescence, de ses engagements, de sa carrière et des causes qui lui tiennent à cœur. Il nous avertit pourtant d’emblée : aussi médiatique soit-il, il se méfie des journalistes – un lointain souvenir de la triste affaire Baudis – et préfère donc se montrer pour parler de ses clients et de son mandat d’élu. De lui, il ne parle finalement que très peu. Nous creusons tout de même. Comment devient-on ce ténor du barreau, avocat brillant et charismatique ayant traversé les décennies en marquant les tribunaux de son élocution caractéristique ? « Par hasard ! », lâche-t-il sur le ton de la confidence… « Je voulais faire Saint-Cyr mais n’étant pas majeur et ma mère ne me donnant pas son accord, je n’ai pas pu ». Que faire alors ? « J’ai longuement hésité avec une de mes passions, l’Histoire, avec en tête l’idée de passer l’agrégation mais 48 heures en hypokhâgne m’ont convaincu que ce n’était pas fait pour moi » ! Voilà donc le jeune homme sur le chemin de la faculté de droit d’Assas et de l’institut de criminologie de Paris, convaincu « que le droit, ça peut toujours être utile » ! Résultat : une passion naissante et bientôt dévorante. Et les contours d’un engagement dépassant largement le strict cadre juridique pour devenir, rapidement, politique. « Quand vous êtes pénaliste », reprend-il, « vous ne tardez pas à comprendre que votre exercice professionnel est intimement lié à la politique. Les lois de procédure pénale, c’est un choix de société ! Les infractions, c’est un choix de société ! La politique, pour moi, est devenue indissociable du droit ».
Du dojo aux tribunaux
Issu d’une famille « gaulliste, laïque et engagée », le jeune Szpiner semble être ce que l’on appelle couramment une forte tête. D’origine juive polonaise, ses parents Jacques et Bella lui apprennent « à ne jamais baisser la tête ». Leur fils ne prendra pas le conseil à la légère ! En dépit d’un physique qu’il qualifie lui-même de « peu impressionnant », il devient un sportif accompli, se passionne pour le rugby, atteint la ceinture noire de karaté et pousse l’obsession « jusqu’à devenir l’un des premiers à avoir eu des nunchakus ». C’est alors l’époque des premiers engagements militants et parfois du coup de poing. Plutôt qu’à l’Hashomer Hatzair dont il ne goutte que très peu les positions, voilà l’étudiant en droit engagé dans un autre mouvement de jeunesse juive, le FEJ, ne rechignant pas, à l’occasion, « à se faire respecter de manière physique ». On le retrouve ainsi en perturbateur des fanfares de l’Armée Rouge ce qui lui valut, pour l’anecdote, une arrestation. « A cette époque, la lutte pour les juifs d’URSS n’intéressait pas grand monde : dans la lutte contre le communisme, c’était un épiphénomène, le PC était encore très fort en France et en Italie et la critique du stalinisme pas encore assez avancée ».
Second moteur de l’engagement, la perception de la cause palestinienne dans l’opinion et en particulier « la satellisation des Palestiniens dans le terrorisme absolu, lié d’ailleurs à l’extrême-gauche, avec une complaisance de cette dernière ». Szpiner évoque alors le massacre des JO de Munich et cette extrême-gauche qui préférait fermer les yeux quand elle ne cautionnait pas les attaques ciblant les athlètes israéliens. L’avocat, qui a toujours préféré Aron à Sartre, ne transige pas. Rapidement, sa carrière décolle. Son diplôme d’avocat en poche à 21 ans, le voilà plaidant dès 28 ans. Sa première affaire d’envergure ? Le cas Pierre de Varga, accusé d’avoir commandité l’assassinat de Jean de Broglie en 1976. « Le premier client d’une longue liste de célébrités dans tous les domaines, détaille Karen Lajon dans les colonnes du JDD : la proxénète Madame Claude, l’ancien dictateur centrafricain Jean-Bedel Bokassa, des politiques (Alain Juppé, Christian Nucci), des hommes d’affaires (Bernard Tapie) ». Au fil des années, le pénaliste remporte d’épatantes victoires et se fait une réputation. On le dit « cogneur », « puncheur », autant de qualificatifs qui le font sourire sans qu’il ne les récuse. Car sous l’allure bonhomme, l’homme rend bel et bien les coups. Le magazine GQ, dans son palmarès des avocats influents, l’encense. Le voilà identifié comme un « inusable » célébré pour ses mille dimensions : « mondialisée avec les affaires de Nasser al-Khelaïfi, l’homme du Qatar au PSG, sociétale (l’initiatrice de #BalanceTonPorc Sandra Muller, les plaignantes pour viol contre Tariq Ramadan et contre Luc Besson), financière (il a mis en difficulté l’oligarque russe Rybolovlev), dramatique (les familles de victimes de Merah), et sulfureuse (le commissaire des stups François Thierry) ». Reste qu’au-delà de la médiatisation, Francis Szpiner tient fermement la barre de ses convictions. Il est ainsi de tous les procès qui touchent de près le sort des Français juifs et des idées républicaines et laïques. Par SOS Attentats, il prendra ainsi en charge les dossiers Carlos, Action Directe et DC10 d’UTA. Dans l’affaire des caricatures de Mahomet, le voilà défenseur de la Mosquée de Paris puis bientôt représentant de la partie civile dans l’affaire Ilan Halimi.
Résurgence de l’antisémitisme
Szpiner, partout, semble s’imposer en bouclier, en rempart puissant. Lucide, il explique : « La dégradation de la situation de la communauté juive remonte à loin. Il y a plus de vingt ans, un inspecteur de l’éducation nationale a écrit qu’en Seine-Saint-Denis, on ne pouvait plus scolariser des enfants juifs dans certains lycées, sans que cela ne provoque le moindre choc. En réalité, la première faute est là, quand la société française n’a pas ressenti ce signal d’alarme. Un signe fort que dans la République commençaient à se constituer des zones de non-droit. Par la suite, j’ai vécu la très douloureuse affaire Ilan Halimi. Y ont resurgi les clichés antisémites les plus éculés, « les Juifs ont de la thune » pour parler comme parlent ces gens-là… Un crime antisémite ! Cela a été combattu par l’écrasante majorité de la gauche bien-pensante et d’une partie de l’institution judiciaire. Dire que ce crime était antisémite, c’était poser la question de ses auteurs. Cela gêne une partie de la société française qui pense que la victime ne peut pas être bourreau. Or, elle l’est ! Cette affaire annonçait déjà les affaires Traoré et Merah ».
Face à un antisémitisme résurgent, Francis Szpiner ne faiblit pas, il monte en puissance. Le voilà désormais unanimement salué, comme lorsqu’il pèse au procès en appel d’Abdelkader Merah, pour faire retenir la « complicité » de meurtres. La politique, elle, n’est jamais loin. Une rencontre marquera spécialement son parcours, celle avec Jacques Chirac, dont il intègrera le premier cercle. Fidèle parmi les fidèles, même lorsque les sondages donnaient l’ancien Président de la République largement perdant face à son rival Balladur avant 1995, Szpiner intégrera la cellule juridique de l’Elysée aux cotés de Dominique de Villepin, une fois la victoire présidentielle acquise. « Une chance » dont il parle aujourd’hui encore avec émotion et qui le fait alors voisiner de près avec des cadres en devenir d’une droite alors toute-puissante : Alain Juppé, Renaud Muselier et François Baroin.
Tout sauf ministre de la Justice !
Aujourd’hui encore, cette aventure chiraquienne en politique, qui aurait d’ailleurs pu aboutir, en 2002, à sa nomination en tant que ministre de la Coopération, lui tient à cœur. Quid, alors, d’un poste d’envergure, à sa mesure ? On lui demande si l’exemple de son collègue Eric Dupond-Moretti, autre avocat charismatique devenu garde des Sceaux, l’inspire. Francis Szpiner ne botte pas en touche : « J’ai toujours dit que si je devais un jour exercer une responsabilité ministérielle, ce serait tout sauf la Justice ! » Mais plutôt que de s’appesantir sur la probabilité de se voir confier un maroquin ministériel, c’est sur l’évocation de l’affaire Sarah Halimi que s’achève notre entrevue. L’avocat parle d’un « escamotage qui n’aurait jamais dû avoir lieu au vu des circonstances de faits et de droit », lui faisant dire « qu’on a volé la justice ». Avant de prévenir, plus sombre : « On verra que ce qu’il se passe actuellement au Proche-Orient va continuer à alimenter cet antisémitisme sous couvert d’antisionisme… ».