Il faut sauver les derniers Juifs d’Ethiopie

Frédérique Schillo
Israël accélère l’alyah des Juifs d’Ethiopie, où la guerre civile fait rage. Une mesure d’urgence réclamée par la communauté Beta Israël et la ministre en charge de l’Immigration, qui se heurte aussi à des ratés et oblige à repenser l’accueil des réfugiés éthiopiens.
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A peine descendus du Boeing d’Ethiopian Airlines, ils s’avancent solennellement sur le tarmac pour baiser la Terre d’Israël. Des drapeaux bleu-blanc claquent au vent. Ils ont attendu ce moment si longtemps. Les mères tiennent leur bébé dans les bras, les petites filles ont mis leurs robes de fête et, tandis que les haut-parleurs de l’aéroport Ben Gourion résonnent de chants hébraïques, des pères soufflent dans le shofar.

Nous sommes le 3 décembre 2020. Cinq cents Ethiopiens sont accueillis en Israël dans le cadre d’un pont aérien qui doit permettre le sauvetage de 2.000 d’entre eux, menacés par la guerre civile et la pandémie de covid-19. Nom de code de l’Opération : « Tzur Israël ». Mais les images de cette foule fébrile et joyeuse pourraient tout aussi bien avoir été prises lors des grandes missions secrètes orchestrées par le Mossad pour sauver les Juifs d’Ethiopie : l’Opération Moïse, en 1984, et l’Opération Salomon du 24 mai 1991, qui vit le transfert d’environ 15.000 réfugiés en seulement deux jours.

Fiasco de l’alyah

Un an plus tard, l’Opération Tzur Israël se révèle être un fiasco. Il apparaît qu’une soixantaine de réfugiés ont menti sur leurs origines. Non seulement leurs vies n’étaient pas en danger en Ethiopie, mais ils ne sont tout simplement pas juifs. Ils n’appartiennent pas à la communauté Beta Israël, dont on dit qu’elle remonterait à la tribu perdue de Dan. Ils ne font pas non plus partie des « Falash Mura », ces descendants de Juifs convertis de force au christianisme aux XVIIIe et XIXe siècles, auxquels Israël refuse la Loi du retour mais permet néanmoins la venue dans le cadre du regroupement familial (30.000 à ce jour). Selon l’Autorité de l’Immigration, ces individus font partie d’« un complot visant à tirer profit du système ». Pire, d’après le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, qui s’est entretenu au téléphone avec son homologue Naftali Bennett, plusieurs réfugiés se seraient rendus coupables de crimes de guerre.

Les révélations sont si accablantes que le Conseil national de Sécurité demande à faire une pause dans l’aliyah éthiopienne : « Amener des milliers de personnes en attente de clarification de leur situation en Israël serait une erreur démographique sans précédent, inutile et dangereuse. » conclut son rapport. Un document scandaleux, à jeter « dans la poubelle de l’histoire d’Israël », s’indigne la ministre de l’Immigration et de l’Intégration Pnina Tamano-Shata, elle-même d’origine éthiopienne, qui n’hésite pas à mettre sa démission dans la balance [voir encadré].

Les faux réfugiés juifs resteront en Israël, vient de trancher Bennett. Mais se pose désormais la question de l’alyah des Ethiopiens. 7.000 à 12.000 Juifs, pour la plupart des Falash Mura, attendraient depuis des années de monter en Israël. Une attente insupportable alors que l’Ethiopie plonge dans le chaos.

L’inquiétant Monsieur Ahmed

Un an après le début des hostilités entre le pouvoir central et les insurgés du Front populaire de libération du Tigré, qui réclament l’autonomie pour leur province située dans le nord du pays, l’Ethiopie vient de décréter l’état d’urgence général. L’armée éthiopienne a perdu du terrain, affaiblie par le départ de nombreux officiers tigréens, et les rebelles font marche vers la capitale Addis-Abeba. Sentant son pouvoir vaciller, Abiy Ahmed menace d’une guerre totale : « Nous enterrerons nos ennemis avec notre sang et nos os et rendrons à l’Ethiopie sa gloire », promet-il.

L’ancien prix Nobel de la paix, couronné en 2019 pour avoir mis fin au conflit avec l’Erythrée, celui-là même qui dénonçait jadis « la guerre comme l’expression parfaite de l’enfer », s’est mué en impitoyable chef de guerre. Les multiples preuves de massacres, les deux millions de personnes déplacées, la famine qui guette, mais aussi l’obstination d’Ahmed à entraver l’aide humanitaire internationale, ont décidé l’Union européenne à prendre des sanctions. L’ONU devrait suivre, mais la Chine et la Russie, proches du pouvoir, bloquent toute décision.

Israël se garde de toute ingérence dans le conflit. D’autant plus qu’il implique en sous-main l’Egypte et le Soudan, pressés de déstabiliser Ahmed pour faire échouer son projet de barrage de la Renaissance sur le Nil qui met en péril leur sécurité alimentaire. L’essentiel pour Israël est d’empêcher l’éclatement du pays. L’Ethiopie est une pièce maîtresse de la stratégie israélienne, avec l’Egypte et le Soudan voisin, ainsi que les pays du Golfe de l’autre côté de la mer Rouge, pour faire front face à l’Iran. Alors Jérusalem soutiendra Ahmed… ou son successeur, pourvu que soit assurée la stabilité régionale. En attendant, l’urgence est de sauver les derniers Juifs éthiopiens.

Rapport de force

« L’aliyah maintenant ! », « sauvez nos frères !» scandaient des centaines de manifestants, mi-novembre, devant le bureau du Premier ministre. 5.000 Juifs devraient prochainement être rapatriés selon un compromis passé entre les ministères de l’Intérieur et de l’Immigration. Un chiffre important étant donné les vifs débats sur la judéité des prétendants à l’aliyah et l’intérêt à rapatrier des Falash Mura. Mais un chiffre insuffisant au regard de la catastrophe en cours.

Avec l’immigration, c’est aujourd’hui tout le processus d’intégration en Israël qu’il faudrait repenser. Trop longtemps les Ethiopiens ont été considérés comme des citoyens de seconde zone. Il fallut attendre 2013 pour que le gouvernement admette avoir administré un système de contraception aux Ethiopiennes qui embarquaient vers la Terre promise. Et ce n’est qu’en 2016 que fut levée l’interdiction de dons du sang imposée par crainte de transmission du sida. « Voici une décision juste, l’abolition d’une politique raciste institutionnalisée », avait salué Isaac Herzog, devenu depuis président de l’Etat. Plusieurs drames ont aussi éveillé les consciences. Comme le meurtre du jeune Solomon Teka, victime d’une bavure policière en 2019. En réaction, des manifestants avaient réussi à bloquer le pays pendant huit heures pour réclamer plus de justice sociale, démontrant la vigueur d’une communauté jeune et parfaitement organisée. Le rapport de force a changé. Conscient de cette influence nouvelle, Benjamin Netanyahou avait fait du rapatriement des derniers Juifs d’Ethiopie une promesse de campagne. C’était avant que n’éclate la guerre du Tigré.

Israël compte aujourd’hui 165.000 Ethiopiens, dont plus de la moitié sont nés en Afrique. Satisfaire leurs revendications en faisant venir leurs familles menacées par la guerre n’est pas seulement une mesure humanitaire ; c’est devenu un enjeu politique pour la nation israélienne.

Pnina Tamano-Shata, le nouveau visage des Beta Israël

Elle est la preuve vivante que les Beta Israël sont désormais considérés comme une force vive de la nation. Pnina Tamano-Shata, née il y a 40 ans à Wusaba dans le nord de l’Ethiopie, est la première ministre d’origine éthiopienne et tout simplement la première personnalité noire à entrer dans le gouvernement israélien.

Journaliste et avocate de formation, elle a intégré en 2013 les rangs de Yesh Atid, avant de se tourner vers le parti de Benny Gantz. Quand Netanyahou s’est mis en quête de séduire l’électorat éthiopien, elle a répondu présente, devenant en 2018 ministre de l’Immigration et de l’Intégration. Un poste qu’elle a conservé sous la coalition Bennett-Lapid.

« Je suis juste Pnina. La fille qui est arrivée pieds nus en Israël est toujours en moi », plaide la nouvelle icône politique. Elle sait pourtant incarner une communauté désormais affirmée et résolue à faire valoir ses droits. Un pouvoir qu’elle mesure pleinement sur le dossier du sauvetage des Juifs d’Ethiopie. En menaçant de démissionner, elle a arraché un premier compromis. Il faut dire que son départ aurait juste causé la chute du gouvernement.

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Gaétan Sebudandi
Gaétan Sebudandi
2 années il y a

En tant qu’Africain noir, j’ai toijours considéré les Juifs comme des Blancs. Du coup, je ne pouvais comprendre pourquoi le 3ème Reich persécutait les Juifs, pourquoi les missionnaires blancs les considéraient avec suspicion. Du coup, je peux mieux comprendre que les Israéliens blancs partagent une certaine méfiance, voire du mépris pour les Juifs émigrés d’Ethiopie. Ils se comportent comme les autres Blancs, avec un air de supériorité, envers les Noirs, même si ces derniers sont des descendants d’Isael.

Gutman Henri
Gutman Henri
2 années il y a
Répondre à  Gaétan Sebudandi

Mr Sebudandi,
Dois-je comprendre de votre première phrase que les Juifs d’Ethiopie n’étaient pas assez noirs ou qu’un vrai Africain ne peut Juif ?
Ne seriez-vous pas tout simplement raciste ou antisémite ?
Avez-vous une 4è explication ?

De Backer Christine
De Backer Christine
11 jours il y a
Répondre à  Gaétan Sebudandi

Nous nous connaissons depuis 1963 à Bujumbura j’ai essayé de retrouver Immaculée en vain j’ai aussi envoyé un mail au journal allemand il y a longtemps mais sans réponse. Réponds moi. Christine la nièce d’Édouard Henniquiau. Je vis dans la banlieue parisienne.

Pierre Lasky
Pierre Lasky
2 années il y a

Mon cher Gaëtan,
Votre remarque me dérange profondément. Elle fait parfaitement écho à l’antisémitisme des pères blancs au Congo ou au Rwanda.
Par ailleurs, si les Israéliens traitaient avec autant de mépris les Juifs originaires d’Éthiopie, comment expliquer qu’Israël soit le seul pays à les accueillir.
Avec vos concepts douteux de « blanc » et de « noir », vous passez à côté de la réalité et vous ne faites qu’alimenter les préjugés envers les Juifs en les essentialisant.

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris